LES ORIGINES DE LA LANGUE CORSE

Antoine OTTAVI
Avril 1996

Une première remarque pour dire que l’on pense maintenant à la langue corse comme une langue romane à part entière, ainsi que toutes celles, nationales ou régionales, issues du latin, qui se pratiquent dans le vase ensemble géographique que les linguistes appellent la Romania et qui s’étend de la Roumanie au Portugal en remontant jusqu’à la Wallonie en passant par la Corse.

Une deuxième remarque pour dire que les variantes que l’on observe en corse n’empêchent pas que cette langue soit unitaire et qu’il n’est pas vrai – comme on l’entend dire encore trop souvent – que les corses du sud et du nord ne se comprennent pas (à l’exception connue de certaines familles de Bonifacio et de Cargèse). Ils remarquent les différences, ils en rient souvent, elles leur plaisent ou leur déplaisent, mais ils se comprennent.

Une troisième remarque pour dire qu’il n’y eut pas en Corse de langue hégémonique comme ce fut le cas pour le castillan en Espagne ou le toscan en Italie. Il n’y en eut pas car il n’y eut pas de grand centre économique et culturel, pas de grands princes-mécènes attirant à eux intellectuels et artistes. On est donc en présence d’une langue unitaire, comme il a été dit, avec ses variantes correspondant, en gros, à trois zones : lingua suprana, lingua mizana et lingua suttana.

Soit. Mais les origines ?

On ne sait pratiquement rien des périodes préhistoriques, c’est-à-dire celles qui précédèrent l’arrivée des langues écrites et, surtout, du latin. On sait pourtant, en particulier par les travaux de Pierre Lamotte, que certains toponymes nous livrent de faibles lueurs. Il s’agit de toponymes qui ne sont réductibles à aucune des langues connues et désignant la plupart du temps des éléments caractéristiques du relief corse, c’est-à-dire un relief accidenté.

La conversation entre les bergers est, de ce point de vue, intéressante en ce qu’elle est émaillée de noms de lieux couramment employés et dont le sens échappe : Currottu, Boie, Balatrone, Cumbartu, Canale (là où il n’y a pas de trace d’un canal). Ce sont des radicaux pré-indo-européens dont certains indiquent des promontoires, des blocs rocheux ou des hauteurs plus ou moins élevées et entrent souvent dans la composition de noms de localités. Parmi eux ont peut citer : AL (hauteur : Aleria, Alistru, Altiani, Alzi) ; KAL (forte pente : Calacuccia, Calasima, Calcatoghju) ; KAN (tas de pierres : Cagnanu, Canale di Verde, Pila Canale) ; KAR (rocher : Carbini, Cervioni, Carghjese) ; KAS (forte élévation : Casinca, Castirla, peut être le mot castellu) ; KUK (hauteur arrondie : Calacuccia, Coghja, Cucuruzzu) ; KOR (pic, promontoire : Corsica, Corti, Corscia Cortichjatu) ; ORT (rocher abrupt : Ortu, Ortale, Monte Ortu, Punta Urticana) ; PAL (rocher escarpé : Palasca, Palneca) ; PENT (rocher détaché : Penta di Casinca, u Pentone à Cervioni, et le verbe trapintassi : tomber à bas d’une paroi verticale). D’autres radicaux désignent un creux, une dépression. Ainsi AV (dépression : Afà) ; TAV (creux : Tavera, Tavagna, Tavacu et peut être le mot tafone : trou ; les géologues appellent taffoni les cavités semisphériques que le soleil et le gel creusent dans le granit).

Longtemps après ces temps propres aux légendes arrive en Corse le rouleau compresseur romain. On connaît la capacité d’expansion et d’implantation du latin dans les pays occupés par les romains.

En Corse, on oublie trop souvent que la présence romaine a duré du milieu du III siècle avant J.C. au milieu du V siècle après J.C., c’est-à-dire pendant sept siècles au cours desquels il fallut bien parler, même si la pénétration du pays fut difficile. Et on parla une variété de ce que l’on appelle le bas latin ou latin populaire, les occupants n’étant pas des lettrés. C’est dire que les nouveaux arrivants parlaient le latin populaire de leur région de provenance tandis que, dans la population, chacun s’adaptait comme il le pouvait au nouveau langage.

Il faut donc imaginer tout un bouillonnement, un magma linguistique en fusion s’étendant sur sept siècles au cours desquels certains mots restèrent à peu près tels quels (capra, vanga, omu, asinu, cavallu, pede, manu, campu, oghje) tandis que d’autres évoluaient plus ou moins fortement.

Ajoutons que, pendant cette longue période se produisit l’évangélisation de l’île, à partir des années 200 après J.C.. elle se produisit donc dans un latin que les prédicateurs avaient pour consigne de rendre le plus proche possible de la situation linguistique locale.

Phénomène linguistique de toute première importance, puisque évangéliser c’est prêcher, confesser, convaincre, c’est fondamentalement parler et écouter. C’est dire qu’il s’agit là d’un exemple particulièrement massif de ce que nous appelons aujourd’hui la communication et d’un facteur particulièrement puissant d’expansion, de consolidation et d’uniformisation de la langue. Ces sept siècles constituent le creuset de l’actuelle langue corse.

On s’amuse souvent à repérer des termes d’origine latine que l’on ne trouve pas en italien. Ainsi, par exemple, du latin cautem (pierre) : cota, cotulu, cuticciata ; de haedium (chevreau) : eghju ; de uberem (pis de vache) : uvaru ; de mantica (petite besace), mantacu (pis de chèvre), de nigellum (noir) : niellu (Valduniellu : allemand, Wald : forêt et niellu : noir : forêt noire), de medietatem (moitié) midità(i) (à côté de metà) ; de vatem (poète) : vatalà (parler à tort et à travers), vataiosu (qui parle à tort et à travers) ; probablement de ita est (c’est ainsi) : (entendu souvent : ijé), de aura (vent frais) : ora (Orezza) ; de ex aura : scioru, de nemo : nimu.

Certains mots n’existent plus en italien standard comme tamantu (de tantum magnum vieux toscan tamanto) ou fola (de fabula), italien actuel favola.

D’autres termes sont plus proches du latin que la forme italienne. Ainsi, du latin majorem : majo(re) (italien : maggiore), de viaticu : viaghju (italien : viaggio), de ridiculum : ridiculu (drôle, amusant, en italien : ridicolo = ridicule), de hodie : oghje (italien : oggi), de cubitu : ghjovitu (italien : gomito), de tabula : tavula (ou tabula, la prononciation est identique, italien : tavola) ou tola, de meum : meiu (italien : mio), de ego : eju ou eo (italien : io).

D’autres ont une dérivation originale comme : sgiò (qui remonte bien, quoi qu’on en ait dit, au latin seniorem ainsi que le génois sciù, le lombard scior, le toscan sior et le romain sor), comme ghjesgia (de ecclesia), casgiu (de caseum), basgiu (de baseum) où l’on remarque que S+I passe au son J comme dans : ch’ellu sgià binadettu = ch’ellu sia binadettu = qu’il soit béni (sens ironique).

D’autres enfin semblent laisser ouvertes toutes les hypothèses comme : ghjacaru, civa, bufechja, vaglia, ghjargalu, tracone, zerga, chjova, brionu ou les formes : soca (est ce que, par hasard), cio chi (il paraît que) ou ce chi (on dit que, ou : il dit que). Ces listes pourraient s’allonger considérablement.

Après les sept siècles de présence romaine vient le temps des Pisans dans les années Mille. Le pape a reçu la Corse en donation de Pépin le Bref en 772, donation confirmée par Charlemagne en 774 et, en 1077, le pape confie l’administration de l’île à Landolfo, évêque de Pise. Cette domination dure jusqu’en 1284, date à laquelle la flotte génoise détruit la flotte pisane à la bataille de la Meloria (îlot au large des côtes italiennes) et qui marque la fin de Pise comme grande puissance maritime de l’époque.

Les pisans sont toscans. Mais quelle langue parlaient-ils alors ? Un bas latin eux aussi, qui est en train de devenir le toscan. Ce n’est pas encore celui de Dante, qui vit de 1265 à 1321, il s’en faut d’environ deux siècles. De plus, les toscans qui arrivent en Corse ne sont pas non plus des lettrés à l’exception de quelques responsables instruits.

On sait toutefois que la présence pisane fut l’occasion d’une importante activité ecclésiastique et que la Corse se couvrit, jusque sur des sommets reculés de l’intérieur de ces chapelles que l’on nomme justement pisanes.

De nouveau, ce fut l’occasion d’échanges oraux de toutes sortes entre deux langues, cette fois proches et d’origine commune. Le latin restait toutefois la langue des offices religieux et un bas latin très évolué restait la langue de différents textes écrits plus ou moins officiels.

La présence génoise s’étend de 1284 environ à la date de l’indépendance paolienne (1755-1769). Au total, il s’agit donc d’environ huit siècles de présence “ italique ”.

Mais, là encore, quelle langue parlaient les génois ? A quelles catégories sociales appartenaient-ils ? On peut penser qu’ils parlaient leur langue à l’exception sans doute de responsables instruits ayant de plus en plus connaissance du toscan qui ne cessa de se répandre dans les milieux intellectuels et cultivés jusqu’à devenir, bien plus tard, la langue nationale que l’on appelle aujourd’hui l’italien standard.

Le temps passant, on se trouva donc en Corse en présence d’une situation classique : une langue pratiquée quotidiennement par toutes les classes de la population, le corse, et une langue “ officielle ” pratiquée plus ou moins adroitement dans des circonstances particulières (justice, textes officiels, rapports avec les autorités) et qui était en train de devenir, lentement, l’italien que nous connaissons.

Il est facile de penser que, pendant tout ce temps, les corses firent de nombreux emprunts à la langue officielle, mais qu’ils continuèrent à parler la leur. On sait aujourd’hui (à l’exception de ce qui se passa un peu partout dans la Romania avec le latin) que les langues se conservent de façon étonnante. Il suffit de penser aux familles bonifaciennes qui connaissent encore le ligure de leurs lointains ancêtres du XII siècle. On peut également penser aux Grecs de Cargèse ou aux Juifs du bassin méditerranéen qui pratiquent encore l’espagnol de leurs ancêtres (el ladino) chassés d’Espagne en 1492 par Isabelle la Catholique. Les exemples sont nombreux, sans oublier le corse qui est toujours pratiqué plus de deux cents ans après l’arrivée des français.

L’ensemble de ces considérations succinctes tend à contester l’idée reçue selon laquelle la langue corse serait le résultat d’une évolution locale du toscan et à affirmer qu’il s’agit d’une langue romane à part entière. L’idée d’une dérivation du corse à partir de l’italien tient sans doute au fait que la présence (pisane, génoise et de l’immigration plus récente) est connue et présente dans les esprits, que la diversité des langues italiques anciennes est méconnue et que la longue mais lointaine présence romaine est oubliée – ce qui est bien compréhensible – sans oublier la proximité frappante entre les deux langues. A cela s’ajoute le fait que de nombreux intellectuels furent, jusqu’au siècle dernier, formés à l’italienne et en Italie, que les premiers travaux importants sur la langue corse furent réalisés par les italiens (Falcucci, Tommaseo), parfois dans une optique irrédentiste et annexionniste à l’époque du fascisme (Atlas linguistique de Bottiglioni). L’idée prévalait également qu’une langue régionale était une déformation populaire d’une langue savante et nationale.

C’est ainsi que, souvent, les italianistes corses eux-mêmes pensèrent que leur langue était une variété dialectale italienne comme il en existe d’autres dans la péninsule. On pense aujourd’hui que le corse – tout comme les autres langues de la péninsule italienne (toscan compris) et de l’ensemble de la Romania – est une formation linguistique romane issue de la langue-mère : le latin populaire.

Antoine OTTAVI

Avril 1996.

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