LETIZIA BONAPARTE MERE DE L’EMPEREUR
Paul ANTONINI
Mai 1996
« C’est à ma mère que je dois ma
fortune et tout ce que j’ai fait de bien ».
Napoléon
Le 24 août 1750, dans une famille de notables implantée à Ajaccio depuis plusieurs générations, vient au monde Maria-Letizia Ramolino qui comptera parmi ses enfants un empereur, quatre rois, une reine, un prince et deux princesses.
Voici la belle histoire de cette mère. Une belle histoire qui se présente comme un extraordinaire scénario.
L’EXISTENCE CORSE DE LETIZIA
Letizia était la fille du capitaine Jean-Jérôme Ramolino, commandant la garnison de la ville d’Ajaccio. Homme de petite noblesse, celui-ci mourut prématurément et sa veuve, née Angela-Maria Pietrasanta, issue du même milieu que son mari, épousera en secondes noces le capitaine Franz Fesch, suisse de famille bâloise implantée en Corse depuis peu. Un fil naîtra de cette union, Joseph Fesch, demi-frère de Letizia qui, avec l’aide de Napoléon deviendra Cardinal de la Sainte-Eglise Romaine et collectionneur acharné de tableaux prestigieux.
On ne sait pas grand chose sur les conditions dans lesquelles Letizia fut élevée, sinon qu’elle était raisonnablement imprégnée de culture latine et avait appris à lire et à écrire ce qui, à l époque, n était pas le lot de tout le monde. En outre, elle avait reçu un honnête enseignement pratique qui fera d’elle une excellente ménagère au faîte de toutes les questions se rapportant à l’éducation des enfants. Ce fut heureux pour elle cas elle en mit treize au monde dont huit vécurent et eurent assez de vigueur pour constituer les assises de l’effarante épopée napoléonienne.
A cette époque, l’âge minimum légal pour contracter mariage était fixé à quatorze ans. C’est à cet âge que Letizia, qui était fort belle et éminemment désirable, s’éprit de Charles-Marie Buonaparte qu’elle épousa le 2 juin 1764. Ce beau et séduisant jeune homme de dix-huit ans était issu d’une famille de petits hobereaux corses peu fortunés. L’historien André Castelot nous enseigne que Charles-Marie était un homme “ intelligent et brillant, mais léger, versatile, joueur, libertin et follement dépensier, alors que les ressources du ménage étaient absolument squelettiques. Intrigant surtout. Que ne ferait pas ce quémandeur infatigable pour obtenir places et pensions. Ne se laissant rebuter par aucun échec, souriant, sûr de lui, il campait avec aplomb, fatuité et élégance dans l’antichambre des gens en place et refusait de s’en aller avant d’avoir été entendu ”.
Ayant joué avec brio et éloquence la carte du clan paoliste, il fut de tous les combats pour préserver, avec son illustre aîné, les intérêts légitimes des corses et de la Corse. Avec Letizia, on le vit partout les armes à la main : d’abord à Borgo en 1768 où les rescapés des troupes françaises avaient été jetés à la mer puis, au mois de mai de l’année suivante, à Ponte-Novu, où les troupes du Comte de Vaux, trop supérieures en nombre et en matériel de guerre, massacrèrent les Corses au point que le sang répandu colora les eaux en crue du fleuve Golo.
Ponte-Novu ! C’était bien le 9 mai 1769 et Letizia se trouvait enceinte de six mois. Après l’horrible combat, fuyant les Français, appuyée sur son mari, elle souffre énormément, non seulement de la défaite, mais aussi des douleurs que lui provoque son enfant, lequel “ s’agite violemment en elle ”. Tout au long de cette épreuve difficile, on l’entendra répéter inlassablement : “ Il sera le vengeur de la Corse ”. En effet, elle ne doute pas qu’elle mettra bientôt au monde un garçon. Ce sera bien entendu le futur Empereur qui dira d’elle en évoquant cette triste et sanglante défaite : “ Les pertes, les privations, les fatigues, elle supportait tout. C’était une tête d’homme sur un corps de femme. Une femme des montagnes de Corse ”.
Ce soir là, sur les pentes rocailleuses du Monte-Rotondo et sous un violent orage de pluie froide, les patriotes fugitifs peinent et s’épuisent. Ils s’engouffreront enfin dans une grotte (la grotte dite “ des réfugiés ” qui existe toujours) et c’est là que Charles Buonaparte recevra les émissaires du Comte de Vaux venus proposer la paix.
Toute résistance est désormais inutile et l’Empereur pourra dire un jour : “ Je naquis alors que la patrie périssait. ”
Au lendemain de cette amère défaite, la vie reprit à Ajaccio pour les Buonaparte dans leur grande maison carrée de la via Malerba (rue de la mauvaise herbe, la bien nommée, paraît-il). Ils occupaient le rez-de-chaussée et le premier étage, tandis qu’au deuxième demeuraient quelques-uns de leurs innombrables cousins, les Pozzo di Borgo. De ce voisinage naîtra une brouille entre les deux familles. Un jour, en ces temps de voirie élémentaire, une des dames Pozzo di Borgo jeta sans précaution par la fenêtre le contenu d’un pot de chambre. Celui-ci tomba malencontreusement sur Madame Letizia qui, folle de rage, porta l’affaire en justice et obtint le remboursement du vêtement ainsi grossièrement souillé.
A cette époque, Charles s’inscrivit au barreau d’Ajaccio, francisa son nom qui devint Bonaparte et se mit sans vergogne au service des français. Le maquisard des années soixante s’étant métamorphosé en courtisan, les Ajacciens ne manquèrent pas d’ironiser en lançant partout le fameux : “ Le Buona-Parte se met du Bon-Parti ”.
Napoléon le jugera sévèrement plus tard et lui reprochera d’avoir abandonné Paoli :
Jamais je ne pardonnerai à mon père, qui a été son adjudant, d’avoir concouru à la réunion de la Corse à la France. Il aurait dû suivre sa fortune et succomber avec lui.
Quoi qu’il en soit, il était vain de vouloir s’apitoyer sur le sort de la Corse et le Marquis Général de Marbeuf, Gouverneur de la Corse, qui éprouvait en outre une réelle sympathie pour les Bonaparte, ne fut pas étranger à ce revirement.
Puisqu’il nous est donné d’évoquer le rôle de Marbeuf, sans doute est-il opportun d’aborder le sujet de la fameuse fable selon laquelle Marbeuf aurait été l’amant de Madame Letizia.
Certains historiens l’ont prétendu arguant du fait que, devant les infidélités de son mari, Letizia aurait eu toutes les excuses du monde pour se laisser aller dans les bras du galant gentilhomme français. “ Il est urgent que tu ôtes le portrait de Marbeuf du salon ”, écrira Napoléon à son frère Joseph en 1790. Et il ajoutera même “ Enlève aussi le portrait de maman”.
Comme il fallait s’y attendre, de mauvaises langues ont été jusqu’à affirmer que le Gouverneur de la Corse était le père du futur Empereur. Napoléon lui-même aurait eu des doutes :
D’où viennent mes talents militaires ? dira-t-il un jour. Les Bonaparte étaient avocats ou magistrats. On a prétendu que je serais issu d’un général. Cette hérédité pourrait tout expliquer !
L’hypothèse devient infiniment moins probable lorsqu’on se penche sur les dates. Napoléon a été conçu en novembre 1768. Sans doute Marbeuf connaissait-il déjà les Bonaparte et, à son arrivée à Ajaccio, avait-il comblé Charles de prévenances, mais la Corse se trouvait alors en pleine insurrection : Marbeuf résidait à Ajaccio et s’affichait avec une “ dame de Varesse ”, tandis que les Bonaparte demeuraient près de Corte, en “ zone paoliste ”, chez l’oncle de Letizia, Tomaso Arrighi de Casanova. On peut en déduire que si la mère de l’Empereur a eu des bontés pour Marbeuf (et ici on ne peut rien affirmer) elles n’ont pu exister que bien plus tard.
Ce qui ne peut être nié, c’est que les époux Bonaparte, de par leur superbe et leur belle taille (bien qu’il semble que Letizia n’ait pas dépassé 1,65 mètre), séduiront tout le monde. Et si l’on sait que Letizia enchanta Marbeuf par sa beauté, on sait aussi que cet aristocrate était tout de même son aîné de trente-quatre ans !
Néanmoins, Letizia était éperdument amoureuse de son mari et l’on imagine mal qu’en Corse, à une époque où les mœurs étaient d’une grande rigidité, une femme de cette condition et de ce caractère pût avoir quelque bonté pour le représentant du Royaume de France dans l’île. De plus, comme nous allons le voir, Letizia fut toute sa vie une femme de grande rigueur morale et un exemple pour toutes les familles françaises de quelque milieu qu’elles fussent.
La vérité, c’était que Marbeuf était breton et qu’en Bretagne farouchement royaliste on accréditait volontiers la thèse d’un “ Bonaparte breton ” qui aurait été une aubaine pour le Parlement de Bretagne à Rennes où l’on brocardait les Corses d’avoir mis ce “ bâtard ” sur le trône impérial.
Ce n’est pas la première fois que la petite Letizia va mettre un enfant au monde. Avant Giuseppe (le futur roi Joseph, né en 1768), elle a donné le jour à un garçon, puis à une petite fille qui sont morts tous les deux dans l’année de leur naissance. On croix rêver, car elle n’a que dix-neuf ans et va accoucher pour la quatrième fois !
Le 15 août 1769, le jour de la Sainte Marie, Reine de la Corse, Ajaccio célèbre avec faste la fête de la Vierge et, par la force des choses et avec un enthousiasme de commande, le premier anniversaire du traité rattachant la Corse à la France.
A la cathédrale, au début de l’office, Letizia ressent de violentes douleurs et doit rentrer en toute hâte à la rue Malerba soutenue par la sœur de son mari, Gertrude Paravicini. L’urgence est telle qu’elle ne peut gagner sa chambre et accouche du futur Empereur dans le salon sur un canapé tendu de soie verte. Certains historiens affirment qu’elle fut libérée sur le carrelage, tandis que Stendhal prétendra même que la délivrance eut lieu sur un des “ tapis antiques à grandes figures de ces héros de la fable ou de l’Iliade ”. La version est poétique, mais absolument fausse. Plus tard, Letizia rétablira les choses :
C’est une fable que de le faire naître sur la tête de César. Nous n’avions point de tapis dans nos maisons de Corse, et encore moins en été qu’en hiver.
Cela étant, Letizia déclara dans l’heure que le nouveau-né se prénommerait Napoleone en donnant l’explication de ce choix pour le moins étrange :
Mon oncle Napoleone mourut quelques semaines avant Ponte-Novu, mais il était venu à Corte pour combattre. C’est en souvenir de ce héros que j’ai donné son prénom à mon deuxième fils.
Le premier enfant, on vient de le voie, était Giuseppe qui mourut en 1844 après avoir été successivement roi de Naples et d’Espagne et, après 1815, Comte de Senvilliers.
Le troisième fut Lucien (1775-1840). Privé par Napoléon de titre impérial, il n’obtiendra finalement que le modeste titre italien de Prince de Canino.
La quatrième fut Elisa (1777-1820) qui reçut successivement les titres de Princesse de Lucques et de Piombino, Grande-Duchesse de Toscane, puis, après 1815, Comtesse de Compignano.
Le cinquième fut Louis (1778-1846) qui devint roi de Hollande et fut le père du futur empereur Napoléon III.
La sixième fut la Princesse Pauline (1780-1825)
La septième fut la princesse Caroline, épouse de Joachim Murat, roi de Naples (1782-1839)
Le huitième enfin fut prénommé Jérôme (1784-1860) et régna sur la Westphalie.
Précisons enfin que trois autres enfants subirent le même sort malheureux du garçon et de la fille qui précédèrent Joseph. Si tous avaient vécu, Letizia aurait pu ainsi élever treize enfants !
Ses huit enfants, elle les formera dans une discipline rigoureuse. Intraitable sur le point de l’honneur, ménagère modèle et merveilleuse éducatrice, elle mérita plus que quiconque l’affection et le respect que ses garçons et filles lui manifestèrent toute leur vie.
Sur la prime jeunesse de Napoléon, on ne sait pas grand chose si l’on retranche toutes les légendes qui coururent bien plus tard, une fois acquise sa célébrité. Est-il exact que, de tous les jeux, Napoléon préféra ceux de la guerre ? Est-il vrai qu’ayant pris la tête d’une troupe de gamins turbulents il allait souvent combattre, hors de la ville, une bande de “ borghigiani ”, enfants pauvres du faubourg ? On sait seulement qu’à l’âge de cinq ans, alors que Louis XVI montait sur le trône de France, il entra comme externe dans un pensionnat mixte des sœurs béguines d’Ajaccio. Très tôt, il se fera remarquer par son goût pour le calcul au point que les religieuses, stupéfaites, le surnommeront “ Le Mathématicien ”. Très vite, Napoléon va quitter le pensionnat pour poursuivre son éducation dans l’école de l’abbé Recco qui fut son premier maître. Elève médiocre au début, il resta longtemps avant de mériter un élogieux satisfecit de la part de son professeur.
Quoi qu’il en soit, à cette époque, Napoléon est un petit garçon comme les autres. Avec sa sœur Pauline, il s’amuse à imiter la démarche de sa grand-mère Fesch qui, assez courbée, se déplace en s’appuyant sur une canne. La vieille dame s’en plaint à sa fille Letizia qui prend mal la chose. “ Madame, rapportera l’Empereur, bien qu’elle nous aimât beaucoup, ne plaisantait pas, et je vis à ses yeux que mon affaire n’était pas bonne. Pauline ne tarda pas à recevoir sa fessée parce que des jupons sont plus faciles à relever que des pantalons à déboutonner. Le soir, elle essaya sur moi, mais en vain. Je crus en être quitte ! Le lendemain, elle me repoussa lorsque je fus pour l’embrasser. Enfin je n’y pensais plus lorsque, dans la journée, Madame me dit : – Napoléon, tu es invité chez le Gouverneur, va t’habiller ! “ Je monte, bien satisfait d’aller dîner avec les officiers et je ne fus pas long à me déshabiller. Mais Madame était le chat guettant la souris ; elle entre subitement, ferme la porte sur elle ; je m’aperçois du piège ou j’étais tombé, mais il était trop tard pour y remédier et il me fallut subir la fessée ”.
On vit chichement à la casa Bonaparte.
Tu seras pauvre, explique la Madre à napoléon, mais il vaut mieux avoir un beau salon, un bel habit, un beau cheval pour paraître à l’extérieur et, ensuite, manger du pain chez soi.
“ Elle me donnait de l’orgueil et me prêchait la raison ”, dira son fils. Letizia était surtout d’une avarice sordide dont elle ne parviendra jamais à se défaire et elle le sera encore lorsque l’opulence sera venue. “ Elle était par trop parcimonieuse, ç’en était ridicule, dira plus tard Napoléon. J’ai été jusqu’à lui offrir des sommes considérables par mois si elle voulait les distribuer. Elle voulait bien les recevoir, mais pourvu, disait-elle, qu’elle fût maîtresse de les garder. Dans le fond, tout cela n’était qu’excès de prévoyance de sa part ; toute sa peur était de se trouver un jour sans rien. Elle avait connu le besoin et ces terribles moments ne lui sortaient pas de la pensée ”.
Le célèbre “ Pourvou que ça doure ! ” semble bien ne pas avoir été inventé.
“ Il est juste de dire d’ailleurs, poursuivait l’Empereur, qu’elle donnait beaucoup à ses enfants dans le secret. Du reste, cette même femme a laquelle on eût si difficilement arraché un écu, eût tout donné pour préparer mon retour de l’île d’Elbe ; et, après Waterloo, elle se fût condamnée au pain noir sans murmure. C’est que chez elle le grand l’emportait encore sur le petit : la fierté, la noble ambition marchaient chez elle avant l’avarice.
Ayant eu huit enfants à nourrir, elle connut assurément le besoin et c’est très gravement qu’elle fera observer plus tard :
J’ai sept ou huit souverains qui me retomberont un jour sur les bras.
La Corse s’honore de compter plusieurs mères de famille comme Letizia, même si toutes n’ont pas eu d’enfants aussi prestigieux que les siens. Citons au passage Faustine Gaffori, assiégée à Corte par les ennemis de son mari, qui menace de faire sauter la maison si l’on parle de se rendre et qui sera sauvée par l’arrivée de secours conduits par son époux lequel, plus tard, deviendra le meilleur lieutenant de Pascal Paoli.
De telles héroïnes ne sont pas rares en Corse. Nous avons tous présente à l’esprit Colomba dont l’histoire est connue surtout depuis le roman de Mérimée. La passion implacable de Colomba dépasse sans doute celle qu’aurait manifestée Letizia dans un contexte comparable. En effet, on voit mieux la mère de l’Empereur faisant montre de plus de pitié car elle était bonne chrétienne et n’a cessé d’en faire la preuve tout au long de son existence.
A cette époque, Charles Bonaparte poursuivait avec un acharnement peu commun un but précis : faire reconnaître, avec l’appui de son ami Marbeuf, sa qualité de gentilhomme. C’est avec peine et usant de ses dons extraordinaires de persuasion qu’il arrivera à faire admettre les “ quatre degrés de noblesse ” qui lui sont nécessaires et qu’il sera, par voie de conséquence, nommé député de la noblesse de Corse pour la session 1778. Dans le même temps (et c’était là le but essentiel que Charles s’était fixé), Joseph et Napoléon, les deux aînés de la famille, deviendront boursiers du roi : Napoléon sera inscrit à l’école militaire de Brienne, Joseph entrera au séminaire d’Autun et leur jeune oncle, le chanoine Joseph Fesch obtiendra une place au séminaire d’Aix.
C’est ainsi qu’après avoir été bénie par un père lazariste d’Ajaccio à la demande de Letizia, la petite troupe, guidée par Charles, quitta un jour la ville pour se rendre à Bastia. Après une nuit passée dans une pauvre auberge, ils prirent le bateau duquel Napoléon verra bientôt se profiler à l’horizon la silhouette brumeuse de l’île d’Elbe où manque un jour s’achever la course du météore.
Nous savons qu’à Brienne Napoléon souffrira beaucoup des brimades de ses condisciples, mais aussi de la différence de fortume puisque les autres élèves ne manquent pas de lui faire méchamment sentir qu’il n’est qu’un “ petit pauvre ” élevé grâce aux charités du roi. C’est dans cette situation avilissante qu’il osera écrire à son père :
“ Mon père ; si vous ou mes protecteurs ne me donnez pas les moyens de me soutenir plus honorablement dans la maison où je suis, rappelez-moi près de vous, et sur le champ. Je suis las d’afficher l’indigence et d’y voir sourire d’insolents écoliers qui n’ont que leur fortune au-dessus de moi, car il n’en est pas un qui ne soit à cent piques au dessous des nobles sentiments qui m’animent ! Eh ! quoi, Monsieur, votre fils serait continuellement le plastron de quelques paltoquets qui, fiers des douceurs qu’ils se donnent, insultent en souriant aux privations que j’éprouve ! etc… »
Charles étant à Bastia, c’est Letizia qui recevra la lettre et y répondra sur un ton qui, à lui seul, nous édifie sur la rigueur de son caractère :
“ J’ai reçu votre lettre, mon fils, et si votre écriture ne m’avait pas prouvé qu’elle était de vous, je n’aurais jamais cru que vous en fussiez l’auteur. Vous êtes celui de mes enfants que je chéris le plus, mais si je reçois jamais une pareille épître de vous, je ne m’occuperai plus de Napoleone. Où avez-vous appris, jeune homme, qu’un fils, dans quelque situation qu’il se trouve, s’adressaât à son père comme vous l’avez fait ? « etc…
Et Letizia de Conclure :
« Napoleone, je me flatte qu’à l’avenir votre conduite plus discrète et plus respectueuse ne me forcera plus à vous écrire comme je viens de le faire. Alors, ainsi qu’auparavant, je me dirait votre affectionnée mère, Letizia Bonaparte. »
Le 23 mars 1885, Charles Bonaparte meurt à Montpellier d’un cancer à l’estomac. Il n’avait pas quarante ans.
Napoléon, bien que profondément affecté par ce triste événement, en conçoit toutefois une certaine délivrance car il sera désormais libre d’afficher comme il l’entend son patriotisme, son chauvinisme corse et, dès qu’il le pourra, revenir à Ajaccio en uniforme d’officier du roi.
Officier, il le sera à seize ans et quinze jours après avoir été reçu lieutenant en second. Son brevet , signé par Louis XVI, est daté du 1er septembre 1785. Dans les semaines qui suivirent, il est affecté au régiment d’artillerie de la Fère, qui tient garnison à Valence.
Au lendemain du décès de son père, il écrit à sa mère en ces termes :
“ C’est aujourd’hui que le temps a un peu calmé les premiers transports de ma douleur, que je m’empresse de vous témoigner la reconnaissance que m’inspirent les bontés que vous avez toujours eues pour nous. ”
En chef de famille (en réalité c’est Joseph qui pouvait revendiquer cette charge), il ordonne : “ Consolez-vous, ma chère mère, les circonstances l’exigent. Nous redoublerons nos soins et notre reconnaissance, et heureux si nous le pouvons, par notre obéissance, vous dédommager un peu de l’inestimable perte d’un époux chéri. Je termine, ma chère mère, ma douleur me l’ordonne, en vous priant de calmer la vôtre. etc… »
En septembre 1786, Napoléon vient d’avoir dix-sept ans. Après sept années d’absence en Corse et à la faveur d’un long congé, il arrive à Ajaccio revêtu de son bel uniforme bleu doublé de rouge. C’est le premier corse devenu officier du roi. Accueilli par sa mère folle de joie de le serrer enfin dans ses bras, il fait la connaissance des enfants nés en sa longue absence : ses sœurs Pauline et Caroline et son frère Jérôme. Il en éprouve un grand bonheur vite terni par la réalité puisque sa famille se débat dans une gêne proche de la misère et ne subsiste que grâce aux récoltes de la propriété familiale des Milelli située dans la campagne ajaccienne.
Aussitôt, Napoléon va frapper à toutes les portes pour obtenir en Corse des secours financiers. Dans cette démarche, il échouera tant auprès des administrations que du seul membre de la famille relativement aisé, son oncle, l’archidiacre Lucien Bonaparte dont l’avarice suscitait la réprobation unanime des ajacciens. Dans ces conditions, au bout d’un séjour d’un an en Corse et après avoir obtenu une prolongation de congé, il quitte l’île pour Paris et décide la mort dans l’âme d’aller tendre la main. Ce sera un échec complet qui le contraindra, après avoir obtenu un nouveau congé, à retourner à Ajaccio.
Sa famille vit toujours dans une grande pénurie d’argent. Letizia, qui a encore près d’elle quatre enfants à élever et assume les dépenses de Joseph parti pour l’Université de Pise et celles de Lucien au séminaire d’Aix, fait des prodiges d’économie domestique. Napoléon le dira plus tard, non sans fierté d’ailleurs : “ Le principe était de ne pas dépenser. ” Sa mère s’astreint aux travaux ménagers et l’argent ne sort de la poche que pour ce qui est absolument indispensable : le café, le sucre ou le riz que l’on est bien obligé d’acheter chez l’épicier. Pour le reste, on vit des produits de la propriété. Les Bonaparte possèdent un moulin banal où tous les villageois vont moudre et donnent en échange une certaine quantité de farine. Il en est de même pour la location du four qui est acquittée “ avec des poissons ”. Le vin est fourni par la vigne, le fromage par les chèvres, la viande par un maigre troupeau. “ On n’aurait pas acheté de gâteaux, précisera l’Empereur, c’eût été mal vu. La famille tenait à l’honneur de n’avoir acheté ni pain, ni vin, ni huile. ” De tous les fruits ceux que le petit officier aime le plus sont des cerises génoises : “ Il me semble, dira-t-il, n’avoir jamais rien mangé d’aussi bon. ”
Après vingt mois de congé, le lieutenant Bonaparte rejoint son régiment qui tient maintenant garnison à Auxonne, en Côte d’or. Plus pauvre que jamais, sous-alimenté et fortement surmené, il essaie d’envoyer, chaque mois, quelques subsides à sa mère. Au mois de janvier 1789, la rivière déborde à Auxonne et Napoléon souffre d’une fièvre paludéenne dont il attribue la cause à cette inondation. “ Ce pays-là, écrit-il à sa mère, est très malsain à cause des marais qui l’entourent et des fréquents débordements de la rivière qui remplissent le fossé d’eau exhalant des vapeurs empestées. ”
Napoléon a vingt ans en cette fameuse année 1789. Il est tout entier acquis aux idées révolutionnaires des grands philosophes du siècle et à cette Révolution qui, en prenant symboliquement la Bastille, commence à faire le lit du futur Empereur.
Napoléon ne se sentant pas totalement concerné par les événements du Royaume de France, précisons qu’à cette époque il n’avait pas de meilleure ambition que de servir la Corse et d’y jouer un rôle de premier plan. Il décide donc d’y retourner pour la troisième fois en octobre 1789.
Dès son arrivée à Ajaccio, son oncle Lucien est à l’agonie. Au chevet du prélat, la famille réunie recueillera d’abord son dernier soupir et, dans le même temps, la petite fortune que cet ecclésiastique avait patiemment accumulée sous la paillasse de son lit de mort. Il faut bien reconnaître que ce magot, dont ils hériteront d’ailleurs le plus légalement qui soit, était le bienvenu en cette période difficile pour les Bonaparte et surtout pour Napoléon qui utilisera une grande partie de cet or afin d’assurer son élection à un grade supérieur dans l’armée insulaire.
Sur ce sujet, voyons les faits :
Une loi française du 3 février 1792 décrète que tous les officiers, à l’exception des lieutenants-colonels, doivent rejoindre leur corps le 1er avril suivant. Bonaparte qui, soit dit en passant, aurait dû rejoindre le sien depuis le 1er janvier, décide d’accéder à ce grade et pose sa candidature. En face de lui, il a deux concurrents redoutables soutenus par Paoli : Peraldi et Pozzo di Borgo. La campagne électorale se déroule et Napoléon, qui a dépensé beaucoup d’argent, sort vainqueur après toutefois avoir faussé en grande partie les opérations de vote. La veille du scrutin, Letizia avait notamment déclaré à son fils :
« Je suis presque à bout de ressources et, à moins de vendre ou d’emprunter ».
Et, comme Bonaparte essaie de la tranquilliser, elle explique :
« Oh ! ce n’est pas la pauvreté que je crains, c’est la honte ! »
Quoi qu’il en soit, il est curieux de constater que Monsieur le lieutenant-colonel de la garde Nationale Corse a totalement oublié qu’il est lieutenant au 4ème Régiment d’Artillerie du roi. Après bien des aventures dans l’île où il se fait un nombre invraisemblable d’ennemis paolistes, Napoléon, appréhendant les sanctions de ses supérieurs continentaux, rejoint Paris le 29 mai 1792. Avec beaucoup d’habileté de chance, il ne sera pas puni. Bien au contraire (et là, on croit vraiment rêver) il est nommé capitaine avec un arriéré de solde de six mois ! Et, de plus, sa nomination est signée “ Louis ”, (assurément l’une des dernières signatures de l’infortuné souverain) et elle concerne son futur successeur !
S’étant imprégné avec horreur de l’atmosphère de Paris où sont perpétrés d’atroces massacres, Napoléon, estimant “ sa patrie en danger ”, décide de retourner en Corse en usant d’un subterfuge pour obtenir une nouvelle permission. Il y débarquera à nouveau le 15 octobre 1792.
Quelques jours plus tard, il prend le commandement de six compagnies de volontaires corses, mais sera déçu d’être exclu d’une expédition contre la Sardaigne décidée à Paris par le Conseil Exécutif Provisoire. Cette expédition se soldera d’ailleurs par un échec.
Pendant ce temps, à Paris, Place de la Révolution, la tête de Louis XVI roule sous l’échafaud.
La seconde expédition sarde s’achèvera aussi par un fiasco bien que Napoléon y eût pris part et se fût même très fortement distingué. Au lendemain de cette malheureuse aventure, il plante là son bataillon et, furieux, s’en retourne à Ajaccio.
En mars 1793, il eut une entrevue avec Pascal Paoli à Morosaglia. Les deux hommes s’affrontèrent assez violemment, ce qui provoqua leur rupture. Il va de soi que les réactions des paolistes d’Ajaccio ne se firent pas attendre : la casa de la rue Malerba fut mise à sac et la propriété des Milelli détruite. Napoléon dut fuir dans la montagne pour échapper à la mort. C’était en mai 1793. Napoléon, Letizia et tous les siens font l’objet d’une motion mettant au ban de la Nation Corse “ ces Bonaparte nés dans la fange du despotisme et élevés sous les yeux et aux frais d’un pacha luxurieux » ! C’est, on l’a deviné, Monsieur de Marbreuf qui se trouve ainsi stigmatisé.
Et le roman continue. Le 31 mai, la corvette et le brick transportant l’expédition, ayant à sa tête les commissaires et Joseph Bonaparte, pénètrent dans le golfe d’Ajaccio sous le feu de la citadelle. Napoléon, embarqué sur un chebek, s’est porté au devant de la flottille. Arrivé à hauteur de la tour du Capitello, il aperçoit sur le rivage tout un groupe de réfugiés. Poussé par une sorte de pressentiment, il se dirige vers la côte et, stupéfait, découvre Madame Letizia et ses enfants qui avaient pris le maquis huit jours auparavant. La nuit venue, Bonaparte embarquera sa famille sur son chebek qui recevra l’ordre de les amener à Calvi. Quant à lui, il va rejoindre les troupes qui vont tenter un débarquement.
Ce fut encore un échec et, le 2 juin, Bonaparte gagne Calvi à cheval et décide de quitter l’île pour rejoindre son régiment. En sept ans et demi de service, il n’a passé que trente mois à son corps !
Le 3 juin, avec tous les siens, il s’embarque pour Toulon. Il ne reverra la Corse qu’au retour de la campagne d’Egypte.
Cette fois et pour toujours Napoléon a choisi la France.
MADAME BONAPARTE EN FRANCE
Le 13 juin 1793, Letizia, Elisa, Pauline et Caroline, qui se font toutes passer pour des “ couturières ”, arrivent à Toulon et vont s’installer à la Valette, village voisin où Louis et Jérôme les retrouvent. Napoléon part immédiatement pour Nice afin de rejoindre son régiment et se faire réintégrer dans l’armée. Une nouvelle fois, la chance lui sourit : il est nommé capitaine-commandant et reçoit 3000 livres d’arriéré de solde, une somme qui met ainsi Letizia et ses enfants temporairement à l’abri du besoin.
Sitôt installée, la Madre, profondément ulcérée par le comportement des paolistes, s’occupe activement, avec son aîné Joseph, de faire condamner Pascal Paoli. Ce dernier, en effet, qui vient de faire appel aux anglais pour occuper la Corse, est déclaré traître à la patrie.
Dans ces conditions, elle estime qu’elle n’aura de réelle satisfaction que lorsque les paolistes seront rejetés hors de Corse et que le clan Bonaparte aura repris à Ajaccio la place qui est la sienne. Cette Corse, qu’elle aime viscéralement, ne sera reconquise qu’en 1797. Pour l’heure, elle est en effet aux mains des anglais pour y fonder le royaume Anglo-Corse, sous la férule d’un vice-roi, Sir Elliot.
Les événements marchent vite en cette année 1793 : les Girondins, mis hors la loi à la Convention, se révoltent et c’est la crise en Provence. Les Anglais en profitent pour attaquer Toulon dont la rade est considérée comme étant la plus importante base stratégique commandant la Méditerranée occidentale. La Convention réagit et envoie 35000 hommes défendre Toulon sous les ordres de l’incompétent Carteaux, ancien peintre en bâtiment et général sans-culotte qui ramassa ses étoiles dans la rue.
Là encore, une chance inouïe va servir Bonaparte : le commandant artilleur Domartin ayant été gravement blessé, Napoléon, qui était chargé des convois de poudre destinés à l’armée d’Italie, passe par hasard au Beausset. En sa qualité de capitaine d’artillerie, il est reconnu, requis sur-le-champ et entre immédiatement en fonction !
En décembre 1793, il connaîtra à Toulon le premier grand succès de sa carrière militaire qui lui vaudra le titre et les étoiles de général de brigade. Par sa connaissance de la stratégie, il avait réussi à faire tomber Toulon sous le feu de ses canons admirablement disposés selon les plans qu’il avait su faire adopter par son supérieur hiérarchique, le talentueux général Dugommier, successeur de l’incapable Carteaux.
Surnommé le “ Général Canon ”, Napoléon venait d’avoir vingt-quatre ans et Paris, follement enthousiasmé, applaudissait déjà son courage et son incomparable génie militaire.
A quelques temps de là, à Marseille, Joseph et Napoléon font la connaissance de la famille Clary, riches commerçants en savon. Les deux filles de cette famille attirent leur attention : l’aînée, Julie, bonne et peu attrayante, mais dont la dot est de 150 000 livres et sa sœur Désirée, jeune et charmante. Joseph épousera Julie et Napoléon, quoique très épris de Désirée, lui préférera plus tard Joséphine, mais lui gardera toute sa vie une part importante dans son cœur.
Mesdames Bonaparte et Clary étant les meilleures amies du monde se rapprochent et le clan Bonaparte vient s’installer à l’hôtel particulier des Cypières où rien ne lui manquera grâce à la générosité des savonniers.
Cette résidence cessera bientôt car, le 26 décembre 1793, Napoléon est nommé général inspecteur de la défense des côtes et en profite pour louer le Château-Sallé, près d’Antibes, où il installe sa mère et ses sœurs.
A cette époque, Letizia surveillait très étroitement les états d’âme amoureux de sa progéniture. C’est ainsi que la jeune Pauline commence à révéler un pendant certain pour la sentimentalité et songe sérieusement à épouser Louis Fréron, révolutionnaire cruel, débauché et antireligieux. Bonaparte s’y oppose formellement et, aidé de sa mère, s’arrange pour que l’idylle tourne court. Notons que Letizia et Napoléon entendaient que chaque enfant épousât le meilleur parti, tant en titre qu’en fortune. Ils seront toujours d’accord pour freiner les impulsions de Pauline et de Caroline, ce qui ne sera pas souvent facile.
Pour ne pas être en reste, Lucien va donner bien d’inquiétudes à sa mère en épousant Catherine Boyer, la sœur illettrée de son aubergiste de Saint-Maximim. Il va de soi que, étant mis ainsi devant le fait accompli, Letizia et Napoléon en seront fort courroucés d’autant que le futur Empereur nourrit de grands projets pour Lucien qu’il estime le plus doué de ses frères.
Or, il apprend que Lucien, devenu prématurément veuf de Catherine Boyer, n’a pas retenu la leçon et a osé se remarier à la sauvette avec sa maîtresse Alexandrine de Bleschamp, veuve du peu reluisant banquier Jouberthon. Napoléon entre alors dans une terrible colère d’autant que Lucien refuse obstinément de se séparer de sa femme qu’il aime et qui lui a déjà donné un enfant. Pour sa mère, cette alliance incongrue est perçue comme une catastrophe pour le prestige du clan. Toutefois, Letizia, qui en toute circonstance savait garder le sens de la mesure, estimera néanmoins que son devoir est de venir en aide à Lucien jusqu’à la réconciliation espérée avec Napoléon. Donner tort à l’un ou à l’autre n’est pas dans son rôle, car elle souhaite avant tout l’unité du clan et la bonne entente entre ses enfants qui n’ont pas le caractère facile.
Napoléon gardera toute sa vie la plus vive rancune contre son frère, lequel sera le seul de la famille à ne pas recevoir un titre impérial. Toute sa vie aussi, Letizia luttera pour obtenir, entre les deux frères, une réconciliation qui ne viendra jamais tout à fait.
Le chute de Robespierre en juillet 1794 provoquera quelques ennuis à Bonaparte qui, accusé de “ robespierrisme ” en raison de son ancienne amitié avec le frère de “ l’Incorruptible ”, observera à Nice six jours de consigne chez son logeur, le sieur Laurenti, puis parviendra à se disculper, tandis qu’il ordonnera à sa famille de regagner Marseille où Joseph est devenu un riche bourgeois dont le négoce est prospère.
Bonaparte ayant quitté ses fonctions dans le Midi, se trouve maintenant à Paris pour y connaître une difficile période de disgrâce. La chance étant toujours de son côté, Barras l’appelle près de lui au lendemain du 13 Vendémiaire (5 octobre 1795) où une émeute royaliste menace la Convention. Bonaparte, chargé de l’artillerie, ne perd pas de temps et, avec Murat, réunit en temps record les moyens d’une action énergique. Près de l’église St Roch, il sauvera enfin la Convention Thermidorienne.
Couvert de gloire, celui que les Parisiens ont surnommé le “ Général Vendémiaire ” sera nommé général de division commandant en second l’Armée de l’intérieur, puis commandant en chef après la démission de Barras devenu chef du Gouvernement. Ne perdant pas le sens aigu de la famille, notons que cette meilleure situation lui permettra d’envoyer 60 000 francs à sa mère qui, une fois de plus, se trouvera à l’abri du besoin.
Une fois encore, les événements vont aller bon train.
Le 9 mars 1796, le général Bonaparte épousait Joséphine, le 12 mars, il partait pour l’armé d’Italie à la tête de laquelle il avait été nommé par Carnot le 2 mars.
Le 22 mars, sur le chemin de l’Italie, il fait une halte rapide à Marseille où, en compagnie de son brillant et remuant état-major, il vient saluer sa mère et ses sœurs.
Letizia était au courant du mariage pour avoir reçu une lettre de Napoléon à ce propos. Elle savait aussi que Joséphine avait trente-trois ans (ce qui était un âge avancé pour une femme de cette époque), qu’elle était la veuve du vicomte Alexandre de Beauharnais, général mort sur l’échafaud en 1794 et qu’elle avait deux enfants : Eugène, âgé de quinze ans, qui sera fait plus tard vice-roi d’Italie, et Hortense, treize ans, qui épousera LOUIS Bonaparte, le propre frère de Napoléon, deviendra reine de Hollande et donnera à son mari un fils prénommé Charles-Louis-Napoléon, plus connu dans notre Histoire sous le nom de Napoléon III.
Joséphine, de ses vrais prénoms Marie-Joséphe-Rose, était née aux Trois-Ilets, à la Martinique, du mariage de Messire Joseph-Gaspard de Taschers, chevalier Seigneur de la Pagerie, lieutenant d’artillerie réformé et de Madame Marie-Rose de Vergers de Sanoix.
Née aux Iles, c’est aux Iles qu’elle a grandi, courant à travers les champs de canne à sucre, jouant avec les enfants des esclaves noirs, allant chaque jour, par un chemin bordé de cocotiers, se baigner dans la rivière Croc-Souris.
A ce propos, il est plaisant de rapporter ici une anecdote extraordinaire qu’André Castelot juge authentique :
Joséphine, adolescente, eut un jour l’idée, avec sa petite amie Aimée du Buc de Riverny, d’aller consulter une voyante, une “ devineresse ” caraïbe nommée Eliana. Cette dernière, après avoir lu dans la main d’Aimée lui déclara tout net : “ Tu seras reine un jour ”.
Or, quelques temps plus tard, voguant vers la France, le vaisseau où avait pris place Aimée Du Buc fut pris par les pirates barbaresques. Aimée, morceau de choix, fut offerte par le dey d’Alger au sultan de Turquie qui fit d’elle sa favorite. Aimée était reine.
Eliana lut ensuite dans la main de Rose de la Pagerie. Elles s’y attarda, comme étonnée. Puis, « Tu te marieras bientôt, dit-elle, cette union ne sera pas heureuse, tu deviendras veuve, et alors tu seras plus que reine. »
Ce que Letizia ne savait pas, c’est que Joséphine avait à Paris une peu flatteuse réputation de veuve joyeuse et qu’avant d’épouser Napoléon elle était la maîtresse de Barras dont la fâcheuse tendance à l’homosexualité sporadique n’était ignorée de personne.
Letizia, on l’a déjà vu, avait une particulière intuition naturelle et une extrême sensibilité. Aussi subodore-t-elle immédiatement qu’une aventurière vient d’entrer dans le clan. Cela fera naître en elle une profonde aversion contre cette bru qu’elle désignera aussitôt sous le charmant sobriquet de “ gourgandine ”.
Pour l’instant, elle désapprouve le choix de Napoléon, lequel lui rappelle fermement qu’en sa qualité de chef de la famille cette décision n’appartient qu’à lui et lui seul.
Au mois d’avril prochain Letizia aura quarante-six ans et son fils vingt-sept.
Mais la rumeur publique s’enfle des exploits de l’armée d’Italie : Dégo, Mondovi, la prise de Milan, autant de coups d’éclat ! Et le monde apprend d’Alexandre et César ont enfin un successeur.
L’épopée est commencée et Madame Bonaparte est entraînée dans le tourbillon. Les autorités de Marseille organisent une fête pour honorer la mère et la famille du général vainqueur. C’est une brillante assemblée qui accueille Letizia aux allées de Meillan et salue en elle la mère du héros.
Les ailes de la gloire effleurent la famille qui va bientôt quitter Marseille pour rejoindre l’Italie. Une vie nouvelle commence pour Letizia et ses enfants.
LETIZIA AU CHATEAU DE MONBELLO
Après les foudroyantes victoires d’Italie, Bonaparte s’est installé au château de Monbello, près de Milan, charmante demeure au milieu d’un parc plein de fraîcheur.
Il y réside avec Joséphine au centre d’une véritable cour où se côtoient généraux, hommes politiques, écrivains et tout ce que l’Italie peut offrir de notables. Il est devenu une puissance politique, mais il n’a pas oublié pour autant sa famille et surtout sa mère.
Letizia, venant de Marseille, arrive dans une berline escortée par un petit détachement de cavalerie. Napoléon reçoit sa mère avec une particulière déférence puis, descendent de voiture Pauline, Caroline et enfin Elisa au bras d’un homme de trente-cinq ans, le capitaine Bacciochi, son récent mari, personnage un peu falot mais brave homme.
Bonaparte aurait préféré quelqu’un de mieux doué mais, après tout, Bacciochi est corse et c’est aussi un brave garçon sans histoire. Letizia n’a d’ailleurs élevé aucune objection.
Il faut aussi souligner qu’Elisa était fort laide et ce fut la seule de la famille a avoir un physique ingrat. Cela ne l’empêchera pas de tromper souvent Bacciochi avec Fontanes, grand Maître de l’université, avec François de Lesperut, membre du corps législatif et avec un lucquois Bartoloméo Cenami.
Le cas de Pauline appelle l’attention du général. Il faut lui faire oublier Fréron et les jeunes gens ne manquent pas pour ce faire. En effet, Pauline, dans cette nouvelle vie de château, rencontrera bientôt le général Leclerc, beau garçon de bonne famille fortunée qui deviendra pour Bonaparte un beau-frère tout dévoué.
Quelques mots sur la très belle Pauline, l’adorable Paoletta, sœur préférée de Napoléon. Devenue veuve de Leclerc, elle épouse le prince Borghese qui fut le mari le plus trompé de son temps. Il faut dire qu’elle était nymphomane et que la liste de ses amants est si longue qu’aucun historien n’est parvenu à la dresser in extenso. A Ste Hélène, Napoléon écrira : “ Pauline, la plus belle femme de son temps, a été et demeurera jusqu’à la fin la meilleure des créatures vivantes ”.
Désormais, Letizia va jouer le rôle officiel qui sera toujours le sien : elle sera la mère de Napoléon. Elle a, à cette époque, quarante-huit ans. Elle est très brune et sa beauté étonnant subjugue son entourage. On la croirait prédisposée depuis toujours à incarner le rôle de Madame Mère. Elle paraîtra ainsi dans toutes les cérémonies officielles, à côté des plus grands personnages de son temps, sans cesser d’être à sa place. Par là, elle révèle une classe qui n’appartient qu’à elle et qui la fera respecter de tous par son incomparable dignité.
Elle aura, en revanche, une certaine difficulté à parler sans cet accent corse qui demeure terriblement présent. Mais elle a toujours une expression juste et surtout, elle a pris l’habitude de parler le moins possible en disant l’essentiel. Bien vite, les silences de Madame seront célèbres. Ses paroles seront écoutées avec d’autant plus d’attention. Elle sera toujours la personnalité marquante de la famille et restera le véritable chef du clan des Bonaparte.
A Monbello, la première chose que Madame obtiendra de son fils, c’est son accord a posteriori pour le mariage d’Elisa. Bonaparte finit par accepter et accorde à sa sœur une dot de 35000 francs. Dans cette négociation, Madame est aidée par Joséphine qui, avec sa finesse habituelle, s’efforce de se concilier cette dame inaccessible. Et pourtant, tout en Joséphine déplaît à Letizia : elle est veuve, mariée depuis un an sans avoir encore donné d’enfant à son mari. Ses façons d’être, ses vêtements, ses chiens, tout heurte Letizia qui se trouve à deux doigts de révéler à son fils les relations coupables que Joséphine entretient avec le capitaine Hippolyte Charles. Devant Joséphine, Madame prend souvent un air sévère et désapprobateur auquel sa belle-fille s’efforce de rester sans réaction visible, mais il est évident que cela n’aboutira jamais à créer un climat de confiance entre les deux femmes. Pour être impartial et juste, il faut souligner que Joséphine était une parfaite maîtresse de maison, qu’elle recevait avec tact les grands notables de la société italienne et qu’aucune fausse note ne fut alors enregistrée par ladite société si jalouse de ses prérogatives.
Maintenant que ses deux filles sont mariées, Letizia ne voit plus aucun intérêt à séjourner à Monbello et, puisque la Corse est maintenant reconquise, elle rêve de revoir Ajaccio.
LETIZIA DE RETOUR A AJACCIO
En juillet 1797, Letizia est de retour à Ajaccio accompagnée des époux Bacciochi. Sur le quai de débarquement, la foule acclame la famille du vainqueur d’Italie et libérateur de la Corse. La veuve de Charles Bonaparte avait eu raison, quelques années auparavant, de ne pas rompre avec la France. Elle constate que le retournement de l’opinion remet les Bonaparte à l’honneur.
Quand elle rejoint sa maison, elle constate que, malgré les ordres de Napoléon, il y a beaucoup à faire pour réparer les dégâts causés par les pillages de 1793. Elle prend aussitôt les mesures nécessaires pour la restauration des lieux.
Utilisant l’indemnité de 97 500 francs octroyée par le Directoire à la suite de la réaction paoliste, elle fait effectuer mille travaux et pense commander à Madame Clary les papiers peints et tissus utiles à la décoration ainsi que huit fauteuils jonquille à la mode, sièges nécessaires à la réception de ses anciennes amies du clan Bonaparte.
En attendant l’orage, le clan bénéficie d’une agréable période de sérénité : l’oncle Fesch roule sur l’or de ses bonnes affaires aussi prospères que celles de Letizia qui, en 1798, fait d’importants placements rentables, tandis que Joseph, qui jouit de la fortune des Clary et vient d’acheter l’étage supérieur de la maison Bonaparte pour 8500 francs, est ambassadeur à Rome auprès du Saint-Siège. De son côté, Lucien, vient d’être élu représentant du département du Liamone au Conseil des Cinq-Cents où il fera brillamment son chemin auprès de Sieyès. En outre, Caroline, la plus jeune des filles, est à Paris confiée à la maison d’éducation de Madame Campan, tandis que sa sœur Pauline est à Milan avec son époux Leclerc qui commande le secteur depuis le départ de Napoléon. Ce dernier, entouré de Louis et Jérôme, est donc rentré à Paris pour être élu à l’Institut de France et préparer, avec Talleyrand, une expédition vers l’Egypte destinée à frapper l’Angleterre sur la route des Indes.
Une fois Napoléon parti pour l’Egypte, Letizia constate que l’horizon dans l’île devient moins favorable aux Bonaparte. La reconquête de la Corse avait été bien accueillie, mais les paolistes déçus par les Anglais et les patriotes du parti français ne vont pas tarder à se chercher querelle et en profitent pour réveiller de vieilles vengeances. Letizia intervient notamment en faveur des ecclésiastiques incarcérés, ce qui lui vaut évidemment les critiques des révolutionnaires anticléricaux. Bref, le climat est malsain et Letizia considérant que toutes ses affaires d’Ajaccio sont en ordre, décide de quitter la Corse. Quelques jours avant son départ, elle apprend par Louis que Napoléon est maintenant au courant de l’inconduite de Joséphine et semble décidé à se séparer de l’infidèle. Letizia en conçoit une large satisfaction car, les choses étant devenues beaucoup plus claires, elle n’aura plus à ménager sa, d’autant que, durant son séjour à Ajaccio, elle a pu reconstituer le clan des Bonaparte qui est redevenu une force.
LETIZIA DE RETOUR A PARIS
Letizia arrive à Paris le 11 mars 1799 et va s’installer chez Joseph. Elle découvre alors une France gouvernée par un système en décomposition. Depuis le départ de Napoléon en Egypte, le Directoire accumule les échecs et le peuple, découragé, estime que la patrie est à nouveau en danger. Sieyès et Fouché font ce qu’ils peuvent pour museler les derniers jacobins et estiment que, pour réussi, il leur faut une épée, un homme fort ralliant tous les suffrages populaires. Cet homme, bien entendu, ne peut-être que Bonaparte. Pendant son absence et jusqu’à son retour, Joseph et Lucien gardent les avenues du pouvoir pour leur frère en faisant une inlassable campagne en sa faveur. De son côté, Letizia fait ce qu’elle peut dans le même sens et se déchaîne contre Joséphine dont la scandaleuse liaison avec le capitaine Charles défraie la chronique mondaine. Elle sortira donc de sa réserve pour condamner celle qui déshonore les Bonaparte.
Letizia a retrouvé une vieille amie, Madame Permon, qui assista Charles Bonaparte dans ses derniers instants à Montpellier. Elle est ravie d’apprendre que Laure, la fille de cette amie, va épouser le général Junot, fidèle entre les fidèles de Napoléon et deviendra la célèbre duchesse d’Abrantes dont l’élégance éblouira la future Cour Impériale.
Dans le même temps, Letizia apprend que Désirée Clary, l’ancienne “fiancée ” de Napoléon, a rencontré le général Bernadotte chez Joseph et s’est fiancée à ce soldat très en vue qui entre ainsi dans le clan des Clary et, du même coup, dans celui des Bonaparte.
Grâce à Joseph, propriétaire d’un grand domaine à Mortefontaine, Letizia va connaître une vie brillante dans laquelle elle introduit quelques solides principes d’économie et de simplicité ! Il est certain qu’elle a toujours exercé une grande influence sur son entourage et que sa modération a constamment servi la dignité familiale.
Le 13 octobre 1799, coût de théâtre sur la scène parisienne : ayant quitté l’Egypte, Napoléon a débarqué à Fréjus et fait route sur la capitale. L’enthousiasme populaire se déchaîne, tandis que le Directoire qui se sent débordé par la joie de l’opinion, doit faire contre mauvaise fortune bon cœur.
Le complot peut entrer dans sa phase finale pour assurer à la France une concentration de pouvoir plus efficace que l’autorité diluée du Directoire. On attend beaucoup de Bonaparte car il est le seul à pouvoir obtenir la paix de l’Europe coalisée. Il l’a déjà fait à Campoformio et ce souvenir est à la base de sa popularité présente.
Avec la plupart des membres de l’Institut, Sieyès, Talleyrand, Fouché, Joseph et Lucien Bonaparte peuvent maintenant porter l’estocade.
MADAME LETIZIA ET LE CONSULAT
Ce 9 novembre 1799, autrement dit le fameux “18 Brumaire ”, au moment où le coup d’Etat est engagé, Letizia est en compagnie de son amie Madame Permon. Cette dernière, dans ses mémoires, montre Letizia vivant la journée la plus angoissante de sa vie : “ Elle était d’une extrême pâleur et, chaque fois qu’un bruit inattendu venait frapper son oreille, elle montrait son inquiétude. J’ai pris d’elle alors une forte opinion. Elle était semblable à la mère des Gracques dont les enfants risquaient leur vie dans l’aventure où ils s’étaient engagés ”.
La grande frayeur, elle l’éprouvera quelques heures après au théâtre Feydeau lorsque, au milieu de la représentation, le régisseur vient lui annoncer que le général Bonaparte a été assassiné à Saint-Cloud. Devenue blanche, mais gardant un flegme impressionnant, elle quitte le théâtre et se rend chez son fils pour apprendre que Napoléon est sorti sain et sauf d’un attentat et que le coup d’Etat a réussi.
Napoléon est donc le grand bénéficiaire de la journée : les Conseils, sous la pression des militaires et l’impulsion intelligente de Lucien, ont été trois consuls : Bonaparte, Sieyès et Roger Ducos.
Letizia est enfin rassurée. Elle peut rentrer chez elle. La journée essentielle s’est finalement bien terminée.
Une grande période d’activité commence pour le clan des Bonaparte.
Letizia est heureuse car tout va bien pour l’ensemble de ses enfants : Napoléon est devenu Premier Consul et, à l’instar de Louis XIV, tient entre ses mains le pouvoir central. Il réside au Palais du Luxembourg.
Lucien est récompensé pour son rôle déterminant en brumaire. Il est nommé ministre de l’Intérieur.
Joseph sera membre du Corps Législatif, bientôt en charge de négocier la paix avec les Etats-Unis d’Amérique.
Louis, qui fait carrière dans la cavalerie, est nommé colonel commandant le cinquième dragons et il n’a que vingt ans.
Jérôme, qui n’a que quinze ans, quitte son collège pour entrer dans la marine comme aspirant.
Enfin Caroline, qui vient d’avoir dix-sept ans, commence un roman d’amour avec le général Murat et, pour le mariage, obtient l’accord de Napoléon et de Letizia, laquelle connaissait et appréciait Murat depuis sa visite à Marseille pendant la campagne d’Italie.
Plébiscité par les Français lors du vote de la nouvelle constitution, Bonaparte raffermis encore son autorité et s’installe aux Tuileries, au cœur de Paris. Letizia sent bien que la puissance du Premier Consul va envahir tout le palais et refuse d’y habiter, préférant partager une belle propriété que son frère Fesch vient d’acquérir, rue St Lazare, où il amasse la plus célèbre galerie de tableaux européenne. Pour sa part, Letizia juge plus sage de faire des économies pour être à même d’aider le clan. Elle est toujours la puissance tutélaire prête à aider ceux de sa lignée qui se trouvent momentanément dans le besoin, ce qui arrivera plus d’une fois. De plus, elle ne tolérera jamais que l’on attente à la réputation de ses enfants. Au lendemain de Marengo, Fouché, ministre de la police, en fera l’expérience après avoir calomnié Lucien à propos de ses divergences de vues avec le Premier Consul, son frère. Ce sera la source d’une violente colère de Letizia dans le cabinet même de Napoléon. D’ailleurs, la fin de l’année 1800 ne voit pas se calmer les dissensions familiales et notamment les querelles de préséances auxquelles se livrent Joséphine et son implacable belle-mère.
Un événement politique majeur va intervenir en juillet 1801 puisque le Concordat est signé avec la satisfaction de tous les bons catholiques et, par conséquent, des royalistes. Le rétablissement de la religion catholique, bannie sous la Révolution, fera éprouver à la mère des Bonaparte une joie sans bornes, l’amenant même à considérer que cette action politique est celle qu’elle approuve le plus dans l’œuvre de son fils. On ne peut dire que le Concordat ait été l’œuvre de Letizia, mais il est certain qu’elle y a poussé de toute son influence.
A cette époque, Letizia ne peut que consentir au mariage de Louis avec Hortense de Beaharnais, tandis que le remariage de Pauline, veuve de Leclerc mort à St Domingue, avec le richissime prince Borghese emplit son cœur d’une immense satisfaction.
Dans le même temps, le pape Pie VII ordonne la promotion de Joseph Fesch au cardinalat et, désormais, le frère et la sœur seront toujours d’accord pour prendre le parti du Vatican, Letizia ayant toute sa vie estimé que la soumission à Rome est un article de foi.
Mais Letizia va bientôt connaître un grand chagrin quand survient la brouille entre Napoléon et Lucien au sujet de son remariage avec la veuve Jouberthon, remariage qui a déjà été évoqué ci-dessus.
MADAME ENTRE NAPOLEON ET LUCIEN
Napoléon était très mécontent de ce mariage qui avait pour conséquence une rupture avec le plus brillant de ses frères. Lucien s’était évidemment mis dans son tort, mais Letizia, qui n’admettait aucune fissure dans les relations familiales, va prendre parti en sa faveur puisque Lucien se trouve être le plus malheureux de ses enfants. De plus, Letizia n’a rien à redire sur Alexandrine : ni à son origine, ni à sa conduite.
Devenu Consul à vie, Napoléon fera tout pour amener Lucien à revenir sur sa décision : fauteuil à l’Institut, siège au Sénat, plaque de Grand Officier de la Légion d’Honneur etc… Lucien résiste et refuse obstinément de se péarer de la femme qu’il aime.
Dans ces conditions, les choses vont se gâter en 1804 qui sera l’année du sacre et, pour Letizia, une longue année de tristesse. Auparavant, en 1803, le fameux complot dit de la machine infernale contre Bonaparte, ourdi par Pichegru, Moreau et Cadoudal, avait échoué et entraîné, par contrecoup, l’exécution du duc d’Enghien qui fit couler beaucoup d’encre. Notons que le duc avait trouvé en la personne de Letizia un défenseur énergique et que les interventions de celle-ci faillirent sauver l’aristocrate. Quoi qu’il en soit, Bonaparte, une fois de plus, sortait grandi de cette aventure. Avec le concours de Talleyrand, Fouché et Cambacérés, il pouvait désormais envisager le trône impérial. Dans ces conditions, il n’y avait plus de place pour l’entêtement de Lucien autour du maître de la France, une situation que seul l’exil pouvait résoudre. Chacun a donc fait montre d’un attachement opiniâtre à son sentiment et, à juste titre, a-t-on pu parler de “ drame corse ” à propos de cette affaire familiale.
Lucien quitte la France, va s’installer à Rome et sera bientôt rejoint par sa mère qui prend ainsi ouvertement position en faveur de Lucien et, par la même, donne tort à Napoléon.
Elle est reçue dans les Etats du pape avec la plus grande distinction. A son arrivée à Rome, Pie VII lui fait élever une tribune dans la cathédrale Saint-Pierre, de la même taille que celle de la reine de Sardaigne. Elle est ensuite présentée au pape par son frère le cardinal Fesch. Dès lors, elle sera considérée par le Sacré Collège et les cardinaux comme une autorité souveraine.
Informé de ces événements, Napoléon remercie chaleureusement le pape et n’éprouve aucune réaction hostile en raison de l’attitude de sa mère dans l’affaire de Lucien car Letizia avait préalablement décidé de se rendre en Italie pour rejoindre sa fille Pauline Borghese.
Installée confortablement au palais Corsini auprès de son frère, elle apprend que les projets de restauration impériale se précisent et en prend ombrage suivant ainsi l’argumentation de Lucien qui voudrait conserver le régime républicain, car ils ne se rendent pas compte que l’entrée de Napoléon dans les monarchies européennes mettra fin à l’isolement de la France né de l’exécution du roi Louis XVI.
Au chapitre des frasques matrimoniales, signalons une autre affaire qui vient troubler le conseil de famille. Jérôme, le plus jeune enfant qui est dans la marine, se trouve aux Etats-Unis d’Amérique. Lors d’une visite à Baltimore, il est présenté à la ravissante fille d’un riche armateur, le sieur Patterson. Un petit roman d’amour s’ébauche et le mariage intervient, alors que Jérôme n’a pas encore vingt ans et a négligé de demande l’autorisation à sa mère, ce qui rend illégale cette union devant le droit français. Belle colère du Premier Consul et désolation de Letizia qui trouve que ses enfants ont la manie des mariages conclu sans prévenir leur mère.
Le 18 mai 1804 un sénatus-consulte est proclamé et prévoit que le Gouvernement de la République est confié à un Empereur. La dignité impériale est héréditaire dans la descendance de Napoléon, Joseph et Louis. De leur côté, Lucien et Jérôme sont exclus de la succession au trône, tandis que les sœurs constatent qu’elles ne recueillent pour l’heure aucun avantage.
Cet événement majeur dans l’histoire du clan Bonaparte est amèrement ressenti par Letizia, laquelle constate que la brouille entre l’Empereur et Lucien a pris des proportions constitutionnelles, ce qui n’arrange pas les choses. Nous sommes toujours en pleine histoire corse !
Ayant toutefois accepté de se plier au système, Letizia recevra un titre ainsi formulé : “ Son Altesse Impériale Madame Mère ”, accompagné d’armoiries “d’azur à l’aigle d’or empiétant un foudre du même ”. En outre, son rang dans les préséances de l’Empire sera le premier, à droite de l’Empereur, avant les princes et son traitement annuel, tous avantages confondus, s’élèvera à 1 000 000 de francs, somme qui va lui permettre de faire de larges économies et de nombreux placements rentables. Napoléon lui donne également une “maison ”, savoir : un grand aumônier, deux chapelains, une dame d’honneur, un grand chambellan, des médecins et des dames de lecture.
Peu habituée à l’étiquette, Madame Mère tempête, proteste, pleure : la générosité de son fils lui semble une source de dépenses inutiles. De son côté, Napoléon lui reproche de ne pas mener le train correspondant à son rang : “ Ma mère est une bourgeoise de la rue Saint-Denis ”, soupire-t-il. Mais connaissant le caractère de sa mère, il a prix soin de ne pas la séparer de la fidèle Saveria. Cette corse de caractère, amie de toujours de Letizia, qui se sent exilée à Paris, est promue au titre d’intendant officieux et mène tout le monde à la baguette.
La cérémonie du sacre a lieu le 2 décembre 1804. Ce jour là, Madame Mère se trouve toujours en Italie où elle boude l’événement. Cela n’empêchera pas le peintre David de fixer Letizia sur la toile du couronnement et de la placer au balcon, au centre du tableau, obéissant ainsi à Joséphine qui trouve “que c’est bien plus gentil ainsi ”.
De retour à Paris, Letizia, qui a refusé de vivre aux Tuileries ou dans un quelconque palais national, achète à Lucien le somptueux hôtel de Brienne pour la somme de 600 000 francs et elle va désormais y résider.
Cette notre demeure, qui est aujourd’hui le siège du Ministère de la Défense, est située en plein centre du faubourg Saint-Germain.
A l’époque (nous sommes maintenant en 1805), Letizia a 55 ans. Elle mesure cinq pieds de haut (soit 1,62m). En vieillissant, elle a perdu un peu de sa taille. Ses pieds et ses mains étaient la perfection même. Tous, à Paris, les ont remarqués. Elle a encore toutes ses dents et sa simplicité rehausse le charme de l’ensemble. De sa beauté autrefois célèbre, elle conservera la fraîcheur du teint, de grands yeux noirs et le sourire irrésistible des Bonaparte. Toujours vêtue de noir, à la dernière mode, son élégance discrète est irréprochable.
Nous sommes en 1805, l’année du couronnement de Napoléon comme roi d’Italie, l’année d’Austerlitz, mais aussi l’année de Trafalgar qui assurera à l’Angleterre la maîtrise des mers.
Cette année là, Madame Mère est officiellement chargée de protéger les établissements de bienfaisance de l’Empire. Elle sera très efficace dans ces fonctions qu’elle prendra très au sérieux et dans lesquelles elle s’investira totalement. Autres marques d’attention impériale, le Trianon lui est attribué en même temps que le château de Pont près de Brienne, où elle résidera désormais plusieurs mois par an, au grand désappointement des dames de sa suite, dont laure Junot, duchesse d’Abrantès, qui éprouvait pour une très grande affection.
Cette période sera néanmoins bien morose pour Letizia qui verra les rapports entre Napoléon et Lucien se dégrader encore pour s’achever sur une rupture quasi définitive. En outre, les fréquentes campagnes militaires de l’Empereur lui font craindre le drame à tout moment car elle sait que son fils, sur-le-champ de bataille, prend tous les risques.
LES TEMPS DIFFICILES
En 1808, Napoléon règle les affaires d’Espagne en souffrance depuis 1806. La dette espagnole envers la France ne peut être remboursée par Charles IV qui offre sa couronne à Napoléon. Celui-ci la place sur la tête de Joseph précédemment roi de Naples. Le système est devenu de plus en plus monarchique, ce qui ne plaît pas à Madame qui sent bien que tout cet édifice est fragile. Elle le dit à Napoléon en tête-à-tête, mais s’abstient de toute critique. A son tour, Louis devenu roi de Hollande à son corps défendant, devient beaucoup trop hollandais au goût de l’Empereur pour qui les rois sont avant tout des subordonnés.
De son côté, joseph devient roi de Westphalie. Et s’il se montre plus docile envers son frère, il fait preuve de faiblesse avec ses sujets. Madame explique à l’empereur que les rois de sa fabrication n’ont pas un passé héréditaire assez lourd pour entraîner l’obéissance complète de leurs sujets. Elle fait preuve, en cette occasion, d’un grand sens politique que Napoléon sera le premier à apprécier.
Après Wagram, Napoléon rentre à Paris bien décidé à divorcer et à épouser Marie-Louise d’Autriche. Le mariage a lieu le 1er avril 1810. L’événement, on s’en doute, renvoie à l’arrière plan les difficultés du clan. Mais Madame, qui suit son idée, trouve que cette union est quelque peu disproportionnée et surtout peu assurée pour un avenir qu’elle juge difficile, obéissant ainsi à son bon sens de mère corse qui lui fait apprécier sainement la situation et l’on sait que, malheureusement, l’avenir lui donnera raison.
Pour l’heure, Letizia est désespérée en apprenant que Lucien, qui avait voulu s’exiler en Amérique, est fait prisonnier à Malte par les Anglais qui le garderont en résidence forcée, en Angleterre, pendant quatre ans.
La suite de “ l’affaire Lucien ” étant ainsi reportée à une date ultérieure, Madame Mère va prendre en charge Louis qui est maintenant l’objet des foudres de l’Empereur. Ce dernier n’a pas tort car Louis est en réalité un grand malade dont la responsabilité est atténuée d’autant. Sa gestion du royaume de Hollande est telle que Napoléon se trouve dans l’obligation de le déchoir de son titre le 3 juillet 1810 et il en profite même pour annexer tous les Pays-Bas à l’Empire français ! Placé sous la surveillance de sa mère, Louis ne commettra désormais aucune faute susceptible de s’attirer les foudres impériales.
Décidément Napoléon ne peut plus compter sur ses frères car, outre Lucien et Louis, Joseph ne se montre pas très habile en Espagne où il accumule de graves bévues, tandis que Jérôme, en Westphalie, se montre d’une légèreté déconcertante. Aussi, la naissance du roi de Rome le 20 mars 1811 affermit le désir de l’Empereur de se passer de ses frères dans son système de gouvernement.
Letizia décide donc d’intervenir estimant à juste raison que ses fils, devant leurs difficultés, auront besoin de toute son aide lorsqu’ils auront à solliciter le secours de Napoléon.
Mais les temps véritablement difficiles vont commencer en 1812 avec la campagne de Russie dont on connaît les conséquences. Aussi, quand l’Empereur rentre à Paris, il ne peut cacher à quiconque l’étendue du désastre. Il va donc voir autour de lui s’éloigner les artisans des gloires passées qui ne songent qu’à sauver ce qu’ils ont acquis pendant les belles années.
Début 1813, suivant une volonté plusieurs fois exprimée par sa mère, Napoléon règle le conflit qui l’oppose au Vatican et rend au Saint-Père ses Etats Pontificaux conquis par les armées impériales. Madame Mère triomphe discrètement suivant son habitude et part se reposer au château de Pont qu’elle aime pour la sérénité et la paix que cette demeure lui apporte. Rentrée à Paris à l’automne, c’est l’annonce du désastre de Leipzig qui l’attend, une amère défait qui sonne le glas de l’armée napoléonienne dans la campagne d’Allemagne.
Napoléon, avec les débris de son armée, franchit le Rhin après avoir bousculé les Bavarois à Branau, mais l’Empire d’occident a vécu.
Dans ces circonstances, Madame va continuer à faire front jusqu’à l’abdication de son fils. La scène finale se jouera à Paris quand il sera décidé que Marie-Louise et le roi de Rome quitteront la capitale avec les princes, ce qui laissera le champ libre aux Bourbon.
Une page d’histoire de France est désormais tournée.
MADAME SE REFUGIE A ROME AVANT DE REJOINDRE L’ILE D’ELBE
En avril 1814, Letizia et son frère se mettent en route pour Rome via le Mont-Cenis où ils rencontrent le pape Pie VII, lequel leur souhaite la bienvenue en leur garantissant l’hospitalité à Rome.
Quelques jours auparavant, le traité de Fontainebleau a accordé à Napoléon la souveraineté de l’île d’Elbe, où il va immédiatement s’établir, tandis que les membres de la famille conservent titres et pensions et que Madame se verra assurée d’un revenu de 300 000 francs, qui lui permettra de vivre très largement avec son frère.
Arrivés à Rome, Madame et le cardinal s’installent au palais Falconieri. Toutefois, Letizia ne pense qu’à une chose : rejoindre Napoléon à l’île d’Elbe, ce qu’elle fera le 2 août. Auparavant, elle éprouve une joie immense car elle a retrouvé Lucien à Rome où le pape va lui décerner le titre de prince de Canino.
La bienveillance de sa Sainteté envers la famille impériale est inépuisable et courageuse, Pie VII ne pouvant oublier que Napoléon a rétabli la religion en France.
Ayant retrouvé son fils à Portoferraio, elle s’installe dans une jolie maison avec terrasse sur la mer. Napoléon, qui est son proche voisin, vient la voir tous les jours et l’emmène pour une promenade en voiture.
Madame, contrairement à sa vie parisienne où elle recherchait la solitude loin de la Corse, reçoit volontiers les personnalités et préside même la plupart des soirées officielles offertes par son fils. Elle est en paix dans une petite ville qui lui rappelle Ajaccio, avec “ son Napoléon ” auprès d’elle. Elle est même très heureuse de puiser largement dans son trésor personnel, qui est devenu très important, pour supporter le gros des dépenses et l’entretien des troupes qui s’élèvent tout de même à 1200 hommes. On peut en conclure que l’avarice de Madame est devenue une légende sans fondement. L’Empereur est même obligé de surveiller les dépenses de sa mère pour éviter qu’elle se ruine !
Ayant perdu à Paris ses fidèles suivants, Madame remarque Rosa Mellini, la charmante fille d’un colonel Elbois et l’engage en qualité de demoiselle d’honneur. Rosa deviendra aussi sa meilleure amie et les deux femmes ne se sépareront jamais.
La vie quotidienne à l’île d’Elbe est paisible et monotone pour Napoléon qui s’y ennuie. L’Empereur déchu constate que Louis XVIII ne respecte pas les clauses du traité de Fontainebleau puisque, notamment, la rente annuelle promise n’est pas versée. Il apprend que Talleyrand intrigue pour qu’on le déporte dans une île lointaine. En outre, les nouvelles de France font état d’un mécontentement général qui, dans le peuple et l’armée, fait regretter l’Empereur.
Un soir, en tête-à-tête avec sa mère, Napoléon lui annonce son intention de partir pour la France et lui demande son avis. C’est une véritable scène cornélienne qui se joue entre Letizia et son fils. Oubliant qu’elle est sa mère, elle lui conseille la solution héroïque, au risque de mourir les armes à la main.
Fin février 1815, l’Empereur s’embarque avec sa petite armée, laissant momentanément sa mère dans l’île. Dès son arrivée à Paris, il la rappellera auprès de lui. Après un voyage long, difficile et épuisant pour une femme de 66 ans, elle arrive à Paris le 1er juin.
LA DEUXIEME ABDICATION ET LE RETOUR A ROME
Le 21 juin 1815, Napoléon rentre à l’Elysée après la défaite de Waterloo. Il y retrouve sa mère et la reine Hortense noyées de chagrin. Lucien est là, à côté de son frère. C’est lui qui manifeste le plus d’énergie. Il conseille de dissoudre la Chambre des représentants, mais ceux-ci, en majorité orléanistes, réussissent à imposer l’abdication en faveur du roi de Rome, ce qui est une illusion. Les Bourbon sont déjà en route et Louis XVIII reprend son trône.
Napoléon et Letizia se retirent à la Malmaison jusqu’au 19 juin. L’Empereur pense pouvoir gagner l’Amérique dont l’opinion ne lui est pas hostile.
La séparation de la mère et du fils a lieu en présence du grand acteur Talma. Napoléon monte en berline pour faire route sur Rochefort. Il ne reverra jamais plus sa mère.
On connaît la suite : le Bellerophon, l’Angleterre et la déportation à Sainte-Hélène.
Le 13 juillet, Letizia et son frère le Cardinal quittent Paris pour Rome. A l’issue d’un voyage difficile où chaque séjour est difficilement toléré par les diverses autorités étrangères, les exilés sont accueillis par Pie VII, admirable de générosité, qui leur manifeste mansuétude et protection. Madame est donc autorisée à descendre au Palais Falconieri qu’elle occupera avec son frère jusqu’en 1818 malgré les méchancetés et mesquineries de l’Ambassadeur de France à Rome, Monsieur de Persigny. Désavoué par le Pape, le diplomate n’insistera pas.
Quand Letizia a enfin appris que son fils était à Sainte-Hélène, elle demande à le rejoindre et ne recevra aucune réponse des anglais lesquels, faisant preuve d’une incroyable goujaterie, s’arrangent pour que la première lettre de Letizia ne parviennet à son fils que le … 29 mai 1916 ! Par contre, les envois d’argent parviennent généralement à bonne destination dans des délais raisonnables.
LES DERNIERES ANNEES
En juillet 1817, Madame reçoit les rumeurs alarmantes sur les conditions climatiques de Sainte-Hélène. Folle d’inquiétude, elle entreprend d’alerter les plus hautes autorités et s’adresse évidemment au Pape. Pie VII, toujours plein de bons sentiments pour Letizia, s’adresse au Régent d’Angleterre attirant son attention sur la santé déclinante du prisonnier en raison du climat. Chose inimaginable, le Saint-Père n’obtient pas la moindre réponse, ne serait-ce qu’un mot de courtoisie.
En décembre 1818, après s’être installée au palais Rinuccini, près de la place de Venise, Letizia éprouve une atroce émotion puisque la presse romaine annonce la mort de Napoléon. Aussitôt après, la même presse publie un démenti qui ne manque pas de provoquer aussi chez cette vieille dame une amère désillusion en constatant que nulle autorité n’a eu la courtoisie de l’informer officiellement de cette erreur d’information. Madame Mère commence à vieillir et supporte mal les mauvais traitements psychologiques dont on l’accable, d’autant que, s’étant adressée à la Sainte Alliance à la faveur du Congrès d’Aix la Chapelle afin que l’Empereur déchu, désormais inoffensif pour l’Europe, reçoive un meilleur traitement sous un climat plus sain, elle n’avait reçu qu’une fin de non recevoir définitive de la part des Souverains qui gouvernaient désormais l’Europe.
Dans ce climat hostile, il ne restait plus à Letizia qu’à se cloîtrer dans son palais avec son frère le Cardinal. Bien vite, le comportement de l’un et de l’autre dans le domaine du mysticisme va avoir des conséquences aussi graves qu’inattendues.
Autorisés à envoyer à Sainte-Hélène un bon ecclésiastique catholique et un médecin compétent, Madame et le Cardinal refusent l’envoi de gens de qualité et choisissent l’abbé Buonavita, vieil ecclésiastique corse en très mauvaise santé auquel on adjoint l’abbé Vignali, d’une ignorance notoire et d’une incompétence totale pour ce qui a trait à la mission qui lui incombe. Pour le médecin, on dispose d’un praticien éprouvé qui connaît bien l’Empereur, le docteur Foureau. A la stupéfaction générale, Fesch refuse Foureau et choisit un certain Antommarchi dont on apprit plus tard qu’il n’était qu’un vague préparateur en dissection !
La famille impériale a beau intervenir, Buonavita, Vignali et Antommarchi s’embarquent pour Sainte-Hélène.
Quoique invraisemblable, l’explication de cette attitude existe : En 1818, Letizia et Fesch croient fermement que Napoléon a quitté Sainte-Hélène par suite d’une intervention divine et ils essayent, par tous les moyens, de persuader leur entourage de la réalité de cette singulière illusion. En fait, ils tiennent ce rêve tout éveillé d’une voyante du genre visionnaire qui passe pour communiquer avec la Sainte-Vierge. C’est l’explication folle de leur attitude. Ils sont sous l’influence d’une pythonisse autrichienne venue pour exploiter la tendresse d’une vieille mère pour son fils dans le malheur qui, depuis près d’un an, demeure cloîtrée dans un climat tout à fait anormal.
Pendant ce temps, à Sainte-Hélène, Napoléon se demande pourquoi sa famille lui a envoyé trois hommes de si mauvaise qualité pour les soins de son âme et de son corps.
C’est le 16 juillet 1821 que l’on apprend à Rome la mort de l’Empereur décédé à Longwood le 5 mai, à 18 heures. L’entourage de Madame fait écran autour d’elle pour qu’elle ignore la fatale nouvelle. Mais, le 22 juillet, il faut bien se résoudre à lui dire la vérité. Madame pousse un cri terrible et s’évanouit. Revenue à elle, Letizia est comme anéantie. L’Empereur Napoléon est mort. Pour elle, c’est la fin du monde.
Après un mois de silence, elle écrit au Premier Ministre britannique, Lord Castlereagh, pour que lui soient rendus les restes de son fils qui, par son fameux testament, avait exprimé le désir de reposer sur les bords de la Seine “ au milieu de ce peuple français qu’il a tant aimé. ” Voici quelques extraits de cette requête déchirante :
La mère de l’Empereur vien réclamer de ses ennemis les cendres de son fils. « Il n’a pas besoin d’honneurs, son nom suffit à sa gloire, mais j’ai besoin d’embrasser ses restes inanimés. Au nom de la justice et de la charité, je vous conjure de ne pas refuser ma prière. J’ai donné Napoléon à la France et au monde, au nom de Dieu, de toutes les mères, je viens vous supplier, malade, qu’on ne me refuse pas les cendres de mon fils. ”
Letizia ne recevra aucune réponse de Castlereagh qui se suicidera un jour, peut-être pour se punir de sa mauvaise action. On reste toutefois confondu devant une pareille infamie.
Désormais, pour Letizia, l’existence est difficilement murée dans un chagrin sans retour. Elle souffrira longtemps, beaucoup plus longtemps que l’exil de Napoléon puisqu’elle lui survivra quinze ans. Le palais Rinuccini est devenu un sanctuaire du silence demeuré sombre et noir les soirs des grandes fêtes. Madame ne sort que pour se rendre à la messe et vit dans sa chambre entourée des souvenirs de famille et notamment le buste de Napoléon, le portrait en pied de son mari et les portraits de tous les siens. Il y a également le buste du roi de Rome, bel enfant prisonnier de l’Autriche.
Madame n’en finira jamais avec les deuils. En 1820, Elisa meurt à Trieste, en 1824, disparaît Eugène, en 1825, la charmante Pauline s’éteint à Rome.
En 1830, Letizia se brise le col du fémur dans une mauvaise chute et reçoit l’extrême onction entourée de la plupart des survivants de sa famille. Par une sorte de miracle, elle se rétablit, mais ne peut plus marcher. A quelques temps de là, elle devient définitivement aveugle par suite d’une double cataracte.
En 1832, le malheur va la frapper à nouveau : le roi de Rome, épuisé par la phtisie, s’éteint à Vienne au milieu de sa famille autrichienne. A Rome, c’est le désespoir le plus profond puisqu’il n’y a plus d’espérance pour les Bonaparte. Comment Letizia aurait-elle pu imaginer que le fils de Louis relèverait un jour le trône et deviendrait un grand souverain sous le nom de Napoléon III ?
Fin janvier 1836, Madame souffre d’un refroidissement intense avec violent accès de fièvre. Fesch appelle ses meilleurs médecins qui se trouvent pessimistes. Letizia, qui a toute sa tête, demande que lui soient administrés les derniers sacrements. Jérôme et Lucien sont à son chevet, tandis que Joseph ne peut quitter l’Angleterre, que Caroline se voit refuser la permission de venir à Rome et que Louis, malade à Florence, ne peut voyager.
Le 2 février 1836, Letizia paraît s’endormir. Quand les siens se penchent sur elle, Madame a cessé de respirer. La même année, au centre de Paris, l’Arc de Triomphe de Napoléon est enfin achevé.
Ainsi s’éteignit, à près de 87 ans, Marie-Letizia Bonaparte, mère de l’Empereur Napoléon 1er, grand-mère de l’Empereur Napoléon III, mère du roi Joseph d’Espagne, du roi Louis de Hollande, du roi Jérôme de Westphalie, de la reine Caroline de Naples, de la grande-duchesse Elisa et de la princesse Pauline.
Tous ces titres accumulés sur cette femme antique n’avaient en rien altéré la simplicité de ses mœurs ni l’austérité de son attitude dans la gloire comme dans l’adversité. Son testament partageait tous ses biens (environ 3 000 000) entre ses enfants. Les trésors qu’on lui attribuait n’existaient que dans l’imagination du public le moins informé.
Elle légua son cœur à la ville d’Ajaccio où ses cendres, ainsi que celles du Cardinal Fesch et du prince de Canino, fils de Lucien, reposent à la Chapelle Impériale sur décision de Napoléon III en 1857. Rappelons qu’au lendemain de son décès, après une modeste cérémonie religieuse à Rome, son cercueil fut transporté dans la petite ville étrusque de Tarquinia, près de Civitavecchia, où le Consul de France, Henri Beyle, plus connu sous le célèbre pseudonyme de Stendhal, commençait à écrire ses Mémoires sur Napoléon. Dans cette exquise bourgade aux hautes maisons médiévales et aux tombes polychromes, le corps de Letizia fut inhumé dans l’église des Dames de la Passion.
Que reste-t-il de cette femme admirable sinon un exemple immortel de simplicité, de noblesse et de stoïcisme chrétien ? Letizia dont le Pape Pie VIII disait : “ Cette sainte femme est digne de la vénération des princes de la terre ”.
Paul ANTONINI
Mai 1996.