LES PRINCIPAUX ASPECTS JURIDIQUES DE LA CONSTITUTION DE PASCAL PAOLI
Jean STEFANI
Décembre 1996
Pour sa faire une idée aussi précise et objective que possible de la constitution de Pascal Paoli, il faut, et il en est toujours ainsi en droit constitutionnel, situer, au moins succinctement, l’institution dans son contexte historique.
Pascal Paoli, jeune officier au service du roi de Naples, est appelé à la tête des “ nationaux ” par le “ directoire suprême ” de l’insurrection corse au sein duquel siège son frère clément Paoli, avec Thomas Santini, Simon-Pierre Frédiani et le docteur Grimaldi. Il débarque à l’embouchure du Golo le 16 avril 1755 au lieu-dit “ Porraggia ”.
A la date de son arrivée, la période dite des “ révolutions de Corse ”, autrement appelée “ guerre Corse de 40 ans ”, s’étend déjà sur 26 ans de violences qui ont débuté dans le Boziu en 1729. C’est un quart de siècle d’hostilités ouvertes ou larvées, de violences de toutes sortes, de répression et de contre-répression, de révoltes souvent anarchiques de populations agro-pastorales opprimées, de vastes “ jacqueries ” dans le Boziu, la Casinca, le Vicolais, le Niolu, l’Alta Rocca notamment, et aussi une période d’interventions militaires étrangères : autrichienne, française, austro-sarde. Bref, la Corse est dans un état pitoyable de demi-anarchie, de deuil et de misère.
Dès le 16 avril 1755, Pascal Paoli se met à l’œuvre, et cinq jours plus tard, sous son impulsion, à la Consulte de Caccia, est déjà élaboré et voté un premier ensemble de règlements et de décrets de droit pénal et de procédures tendant à réorganiser la justice, et spécialement à mettre fin à la vendetta qui en était arrivée à occasionner des centaines de meurtres par an ! La peine de mort est prévue pour une liste impressionnante d’infractions.
C’est la Consulte Générale tenue au couvent de saint Antoine de la Casabianca les 13, 14 et 15 juillet 1755, qui proclamera Pascal Paoli “ général de la nation Corse ”. Les textes constitutionnels, dans leur ensemble, seront adoptés à Corte les Diètes du 3 août 1755 et de novembre 1755.
Cette constitution, selon d’assez nombreux historiens, manifesterait un réel “ esprit de génie ” de la part de son auteur. D’autres lui reconnaissent une vraie grandeur, mais y trouvent aussi quelques faiblesses. Aucun en tout cas ne la dénigre.
Essayons d’en faire l’analyse. A vrai dire, la constitution de Pascal Paoli ne se présente pas en la forme comme un texte d’ensemble définissant de façon précise les lois fondamentales de l’Etat et les principes sur lesquels elles reposent. C’est, vaut-il mieux dire, une série de textes constitutionnels, une série d’institutions qui se veulent démocratiques. Pour s’y retrouver, il faut donc étudier, pour l’essentiel, les actes des décisions élaborées et votées aux Consultes de Caccia (avril 1755), de saint Antoine de la Casabianca (juillet 1755) et de Corté (3 août 1755 et novembre 1755).
Un principe général est affirmé ; je cite : “ la souveraineté repose sur le peuple de qui tout procède ”. L’âge de la majorité est fixé à 25 ans. Les Corses éliront, au niveau de la commune, un délégué pour mille habitants à « l’assemblée générale », qui est également appelée consulte nationale ou diète. Cette assemblée générale possède le pouvoir législatif : elle vote les lois à la majorité des deux tiers ; elle fixe en particulier les impôts et c’est elle qui déclare la guerre.
Quelle est exactement sa composition ? Elle est constituée par :
les représentants des électeurs de plus de 25 ans ; une fois par an le Podestat réunissait ses administrés qui, sous sa présidence, élisaient leur représentant (1 pour 1000 habitants),
les représentants du clergé (1 par pieve),
les autorités des neuf provinces, c’est-à-dire pour chaque province : le président, les deux juges, l’avocat du fisc ou « syndic ».
Au total, l’assemblée générale compte environ 300 députés. Pour être complet, sur ce point, ajoutons que chaque « province libre » avait un représentant au Conseil d’Etat dont nous aurons à parler dans un instant, et que dans chaque province siégeait une « juridiction provinciale » composée du Président de province et de deux juges.
Ces neuf provinces sont, en 1755 : Nebbiu, Casinca, Balagne, Campoloru, Orezza, Ornanu, Rogna, Cinarca et Vicu. Une réforme intervient en 1764 et la liste devient : Nebbiu, Cap Corse, Balagne, Casinca, Corte, Aleria, Vicu, la Rocca, Cinarca.
Le pouvoir exécutif est confié à un Conseil d’Etat ou « Consilio Supremo » formé, en 1755,de 144 membres, représentant notamment les Pieve et le clergé, et nommés à vie par des assemblées provinciales ; en 1764 cette institution est remaniée : sa composition est fortement réduite, à 9 membres conseillers, renouvelés annuellement et nommés par la Diète. Ils devaient être âgés de 35 ans au moins et avoir été Président de province.
Le Conseil d’Etat est divisé en trois chambres (ou sections) : justice, finances et guerre et son avis doit être pris avant toute décision du général de la Nation ; il dispose d’un veto suspensif, contraignant éventuellement l’assemblée générale à une nouvelle délibération.
Le Conseil d’Etat n’est as « au-dessus des lois ». Car il est soumis au contrôle d’un comité de cinq syndics ou « censeurs » élus par l’assemblée législative, dont ils sont donc l’émanation. Les syndics doivent veiller au bon fonctionnement de la justice et de l’administration ; ils peuvent recevoir des plaintes des citoyens contre l’administration ou la justice et ont le pouvoir de se prononcer, sans appel ou autre recours, en toutes matières, possédant ainsi une sorte de pouvoir d’évocation.
Le général de la Nation, qui est de droit le Président du Conseil d’Etat avec voix double est élu à vie ; il doit, nous l’avons vu, prendre l’avis du Conseil d’Etat, avant toute décision. Mais il n’a pas un pouvoir absolu car il est destituable par le pouvoir législatif, c’est-à-dire par la Diète. Il en est de même du Conseil d’Etat. Le général de la Nation est le commandant en chef de l’armée et le représentant suprême du Pays devant l’étranger. Le siège du généralat comme celui du Conseil d’Etat et de la Diète est Corté qui est ainsi déclaré capitale de la Nation à dater de 1758.
Quant au pouvoir judiciaire, il est réorganisé et mis au goût du jour, mais en conformité avec les traditions insulaires, qui remontent, pour certaines, au moyen âge. On conserve le Podestat, élu de la commune, et qui est à la foi juge de paix et maire. Pour les affaires quelque peu importantes (entre 10et 30 livres de valeur) il est assisté par deux assesseurs « père du commun ». Pour les affaires mineures (jusqu’à 10 livres) il juge seul.
La juridiction provinciale (car il y a, vous le savez, neuf provinces) est composée d’un Président et de deux assesseurs, choisis par l’assemblée générale et du ministère public. L’avocat du fisc est nommé par le Conseil d’Etat. Le président est en même temps administrateur de la province. Au-dessus de ces juridictions existe une « roté civile » à la fois cour d’appel civile, qui juge en appel les affaires importantes, et cour criminelle jugeant les affaires criminelles de droit commun. Elle est formée de trois docteurs en droit, nommés à vie par le Conseil d’Etat, assistés au pénal, d’un jury de six pères de famille, et c’est là une nouveauté sur le plan européen continental, ou plutôt une résurrection, car le jury avait bien existé dans les institutions grecques et latines, et dans le droit franc salien, mais il avait disparu au cours du moyen-âge.
Pour le temps de guerre était créée une ‘Giunta ». Une junte, formée de trois membres et présidée par le conseiller d’Etat, sorte de tribunal spécial chargé d’instruire les crimes contre la sécurité de l’Etat, de les prévenir, et de faire régner l’ordre public.
La sévérité de cette justice, « Giustizia Paulina » a fait régner une « frayeur », voire une terreur, qui, paraît-il, ne fut pas toujours à son honneur, malgré le contrôle des « syndics », sorte de missi-dominici, élus par la consulte nationale.
Un jugement objectif sur cette constitution paolienne, à vrai dire assez complexe, doit peut être éviter les éloges dithyrambiques auxquels se sont souvent livré certains analystes, plus historiens que juristes. Mais il ne serait pas raisonnable de s’attendre à ce qu’elle soit en tout point conforme aux critères actuels de la démocratie. Il ne faut pas oublier que nous sommes en plein XVIII siècle, à l’époque où les royautés, les aristocrates, voire les oligarchies, dominent alors partout en Europe. Or, à lire les textes constitutionnels, ou institutionnels rédigés par Pascal Paoli, on croit vraiment percevoir les accents des grandes déclarations des révolutions américaine et française, qui seront énoncées seulement plus de trente ans plus tard.
La rédaction d’une constitution était une initiative tout à fait inhabituelle et nouvelle en Europe et les corses étaient les premiers à s’affirmer de cette manière au XVIII siècle, en s’inspirant, à l’évidence, du principe de la séparation des pouvoirs, si cher à Montesquieu.
Il est certain que cette constitution était autoritaire et donnait de très grands pouvoirs au général de la Nation, qu’elle faisait une belle part aux « propriétaires ».
Ainsi, en principe, tous les Corses de plus de 25 ans étaient appelés à participer aux élections de leurs représentants ; en fait, il s’agit au niveau des communautés des « chefs de famille ». En réalité, également, il s’agit d’une démocratie de notables contractant les pouvoirs entre leurs mains.
Tous, ou presque tous, sont des notables, comme Paoli lui-même : Podestats, pères du commun, juges, conseillers d’Etat, syndics, avocats. Tous sont issus de la catégorie sociale de la bourgeoisie rurale. Et cela apparaît tout à fait normal à l’époque, car ils sont les seuls à posséder un minimum de culture et d’instruction, à savoir lire et écrire. Bon nombre d’entre-deux ont fait des études à Pise, à Naples, voire à Bologne ou Rome.
Et ce gouvernement d’hommes “ éclairés ” est couronné par un généralat, incarnation d’un fort pouvoir central. Ainsi l’assemblée générale, qui est théoriquement souveraine, puisqu’elle élit le Conseil d’Etat, ne sera réunie en fait qu’une ou deux fois par an, et pour deux à trois jours seulement. En outre, à côté des représentants élus, y siégeront bientôt, à partir de 1763, des membres de droit (ecclésiastiques, anciens magistrats, fils ou frères de ceux qui sont morts pour la patrie et les “ patriotes les plus zélés ” et les plus “ éclairés ”, choisis par le chef de l’Etat. C’est-à-dire par l’exécutif. C’est pourquoi certains historiens (Ettori notamment) voient dans ce régime “ une dictature de salut public, tempérée par la participation des notables ”. Pierre Antonetti n’est pas loin de partager la même opinion. Il semble cependant, c’est du moins mon avis, que ce jugement ne prenne pas suffisamment en compte les réalités de l’état économique et social de la Corse, ni les nécessités de l’état de guerre auquel il fallait faire face, et qui n’est guère favorable à une totale éclosion de la Démocratie !
Quoi qu’il en soit de ces jugements de valeur, il est difficile de nier que l’œuvre de Pascal Paoli, dans les domaines constitutionnel et législatif est tout à fait novatrice et remarquable, et qu’elle concilie, dans la large mesure du possible, le principe unitaire de la Nation, le principe étatique unitaire, avec le respect de l’autonomie régionale et de la séparation des pouvoirs, malgré les entorses que l’on peut relever : le droit d’amnistier est donné au général de la Nation et non à l’assemblée générale ; il y a un mélange de l’autorité administrative et du pouvoir judiciaire.
C’est après tout, ce que, beaucoup plus tard, mais avec une plus grande observation du principe de la séparation des pouvoirs, on va appeler un système de décentralisation politique et administrative, assorti d’un pouvoir central fort.
Au total, on peut dire que par son œuvre Pascal Paoli apparaît comme un incontestable novateur, un homme d’Etat de grande stature, un des plus grands du XVIII siècle, et dont tous les Corses, quelle que soit leur sensibilité politique, peuvent être fiers.
Les Américains du nord ne s’y sont d’ailleurs pas trompés : ils ont donné le nom de Pascal Paoli à six de leurs cité !
Jean STEFANI
Décembre 1996