CORSE : L’ILE AU PARFUM
La Corse et les parfums…
Il est des thèmes qui à première vue confinent manifestement à la gageure. A part relever la bonne odeur du maquis et l’extraction de certaines de ses huiles essentielles, que peut-on avoir d’original à communiquer sur un tel sujet ? Rien ou pas grand chose ne se trouve dans les ouvrages consacrés au Parfum. Et pourtant, en ce qui concerne la Corse, la recherche et la réunion de tout ce qui est épars dans cette matière attestent du contraire, d’autant que le thème emprunte à la modernité, une page d’un site internet lui étant même dédiée.
Non seulement elle a été Kalliste, la plus belle, mais elle a en plus continuellement baigné dans les fragrances. Cet environnement odoriférant se poursuit encore aujourd’hui même si tout reste à faire pour cerner le champ olfactif préférentiel qu’elle imprime aux humains qui en sont issus.
Une étude de cet ordre pourrait être apte à mettre en lumière des connivences culturelles encore inexploitées.
» Tout a sa part et de souffle et d’odeurs » constatait Empédocle cinq siècles avant Jésus-Christ.
Mais dans notre civilisation qui se veut moderne, où le seul souci est de » donner de petites claques aux mauvaises odeurs « , est-on encore capable de retrouver u muscu di a filetta?
A vrai dire, face aux constructions mémorielles difficiles, à la délicate préservation/réemploi des traces multiformes du passé, il nous a paru nécessaire de faire fi de la trop facile lecture » odoriphobe » de l’île, du désintérêt affiché dans ce domaine des pratiques cultuelles, culturelles et sociales – fondatrices de l’identité de l’homo
corsicus -, de la méconnaissance du complexe particulier d’odeurs et de senteurs dans lequel il s’est trouvé journellement immergé, pour proposer une promenade parfumée dans le temps de la Corse et des Corses.
A ce stade encore naissant de la réflexion, – car cette étude n’a pas la prétention de se vouloir exhaustive – faut-il aller jusqu’à évoquer, comme le fait l’ethnologue Lucienne A.ROUBIN, dans un ouvrage dédié au monde des odeurs, la présence d’un champ odorant propice à conforter l’existence d’une identité ethnique? Et si la réponse s’avère positive, faut-il en réserver les attributs – comme semble le faire trop facilement le proverbe dédié à a filetta – à ceux qui l’impriment à d’autres? Il est trop tôt pour apporter une réponse, mais la question a au moins le mérite de vivifier notre quête dédiée à u muscu.
Quoiqu’il en soit la connivence débute très tôt si l’on s’en tient à l’analyse de Laurence JEHASSE qui pose la problématique de la Corse antique et des parfums.
L’archéologue convient que parler de cette chose éphémère que représente le parfum dans la Corse d’il y a 2500 ans n’est pas chose aisée.
Elle témoigne néanmoins « que certains parfums, proprement orientaux, font l’objet d’un très ancien commerce qui touchait la Corse par l’intermédiaire des peuples marchands, phéniciens et grecs, qui les transportaient dans des coffrets de plomb, prêts à l’usage.
D’autres essences importées entraient dans la composition de parfums composites réalisés localement. C’est le cas de l’encens, de la myrrhe, du cinnamome, du cardamome, de l’huile de noix de ben, de la cannelle et du henné.
Moins onéreuses étaient les productions entièrement locales, et la Corse était tout particulièrement riche des essences très diverses de senteurs pénétrantes. »
Elle rappelle par ailleurs que le site urbain d’Aléria a livré la présence de pots à parfums dans une tombe préromaine dont la datation se situe entre 500 et 340 avant Jésus-Christ et nombre de balsamaires « qui contient le baume » et ajoute que dès le IVe siècle des balsamaires en céramique sont produits localement ; que sous l’influence des Grecs, il n’est pas impossible que pour des raisons de conservation et de prix, l’on ait appris et pratiqué les techniques d’extraction et de fixation des odeurs, notamment en raison de la grande masse d’essences végétales présente en Corse.
Il n’est pas non plus inutile de rappeler que du fait de la position stratégique de la Corse en Méditerranée, de nombreux navires commerciaux ont disparu le long de ses côtes livrant bon nombre d’amphores à parfums.
Dans CORSICA CLASSICA, le Maître de conférence Olivier JEHASSE souligne que le myrte devient le symbole de la végétation corse durant l’époque de la conquête romaine, à telle enseigne qu’il servira d’attribut du vainqueur d’un combat en Corse » pour suivre les jeux du cirque la tête couronnée de myrte ». Déjà les Ligures – dont la présence en Corse est amplement attestée -déposaient des branches de myrtes dans les sépultures à titre de support odoriférant du voyage vers l’au-delà, la persistance de son feuillage étant associé par ailleurs à l’immortalité.
La tradition populaire corse du mucchiu (tas de végétaux résultant du jet par les passants d’une branche de maquis sur un lieu de mort perdu dans la nature) n’est qu’une survivance de ce rite comme pour soutenir le mort par l’odeur du végétal et ainsi donner un sens à la pensée de Paul VALERY:
« Ni vu ni connu
Je suis le parfum
Vivant et défunt
Dans le vent venu. »
Il n’en reste pas moins vrai que la langue corse ne s’appuie pas de façon affirmée sur la racine per fumum pour qualifier la bonne odeur que représente le parfum. Si elle fait usage de PRUFUMU, PROFUMU, PARFUMU, elle ne va réserver cette dénomination que de façon accessoire et n’accorder les effets du per fumum qu’à certaines pratiques de magie blanche, considérant même que le fumum n’est que l’écran de fumée dont se pare la gente affectée de superficialité : » Ha u fume ma micca rosti » retient ironiquement la tradition populaire. Elle va lui préférer d’autres termes comme par exemple ANNASTU, ANNASU, ARU, NASATA, ODORATA, ODURATA, ODORE, UDORE, ADORE, ODORATU, ODOROSU, ODUROSU, OMACU, ALMACU, SENTORE, SISU, AROMU, FRAGANZA, le dictionnaire des CULIOLI y ajoutant assez étrangement SISCU, terme qui en langue corse signifie traditionnellement un frisson (dû au froid). Cela enrichit peut-être d’une nouvelle signification le toponyme de cette commune du Cap Corse.
Si l’on trouve sur une concession à l’état d’abandon dans le cimetière de BONIFACIO le nom de PERFUN, c’est à propos des noms de lieux, que les bonnes comme les mauvaises odeurs ont laissé des traces marquantes dans le paysage insulaire.
C’est ainsi que l’on peut notamment relever des oronymes tels que:
– a bucca di a puzza ,
– a torre di puzzola (pozzola),
mais aussi des hydronymes comme:
– le golfe de murtoli, (de murtus, myrte, emprunt ancien, latinisé et hellénisé – tiré du sémitique- et conservé dans les langues romanes)
– les sources de puzzichellu,
ou encore des toponymes à l’instar de:
– la commune de Arru
– le hameau u Muscatogghju.
Ce dernier terme nous procure l’occasion d’évoquer le vocable corse le plus usité pour dénommer le parfum comme bonne senteur: u muscu.
Il se décline en MUSCHEGHJU, MUSCHEGHIU, MOSCHEGHJU, et sa racine est double car MUSCU signifie à la fois :
– le musc, sécrétion issue des glandes de certains animaux, [du latin tardif musculus et du persan mushk qui peut être relié au sanscrit mushka (testicule) et/ou au diminutif mush (souris)]
– la mousse [du latin muscus, d’origine indo-européenne, existence de corrélations avec l’ancien haut germanique mos, le germanique Moos, l’anglais moss. Dérivé d’un thème indo-européen que supposent également le lituanien mùsaï « moisissure » et mùsos (même sens), le russe mùxù « mousse ».]
Ce particularisme de la langue pour désigner le parfum d’une façon aussi originale, trouve sa justification dans le fait que la Corse occupe en Méditerranée une place des plus spécifiques : elle est ancrée dans le monde indo-européen et en reçoit toutes les influences majeures notamment pour ce qui touche aux échanges linguistiques. Mais cette prégnance va plus loin encore car, comme l’affirme Paul Faure dans son ouvrage sur les Parfums et Aromates de l’Antiquité » c’est par la Perse que le mot indien muska qui désignait le testicule, a transité…. à partir du III e siècle avant Jésus-Christ, les Méditerranéens se sont mis à adorer les fruits musqués, raisins ou poires, le cerfeuil musqué, en attendant la noix muscade. Il est vrai qu’ils connaissaient déjà la sauge sclarée, ou musquée. «
Les Byzantins, les Phéniciens, les Vandales et les Maures vont indubitablement forcer l’acception, ne serait-ce que par leur prédilection pour les odeurs animales, au point d’en montrer aux populations de l’île l’usage le plus profane et d’en imposer désormais la dénomination.
Au VIII e siècle, les médecins arabes vont offrir au monde méditerranéen une technique révolutionnaire de l’extraction du parfum : l’alambic de cuivre » à tête de Maure » et la distillation qui vont compléter avantageusement les autres procédés connus et utilisés notamment en Corse pour obtenir des matières odorantes (extraction par expression, macération, enfleurage)
Puis une période d’anosmie apparemment longue s’installe en Corse: on ne sait rien de l’influence éventuelle de Gènes et de Pise dans ce domaine, pas plus que l’on sait si les grandes épidémies de peste ont connu un traitement par les huiles essentielles. Cela est cependant fort probable si l’on s’en tient aux histoires de l’île retrouvées en Italie par F.CIRENEI et retranscrites dans son ouvrage intitulé LA MEDICINA CORSA qui relève que Messer Piobetto se rendit à Pise où lui fut administré par des docteurs qualifiés « un certo onguento con oglo di balsamo e altre drogue e cose odorifere »
Cette période est d’une manière générale peu favorable aux parfums en Occident, le Christianisme – sur les zones dans lesquelles il a pu établir son l’influence – dévaluant ostensiblement l’odorat et l’odeur. « Odoratus impedit cogitationem » (les parfums empêchent la méditation) affirme avec fermeté Saint Bernard.
Cela n’empêche pas la tradition populaire de l’intégrer dans son imaginaire. C’est ainsi que le Moyen Age corse est marqué par la légende de l’odeur pestilentielle di u Musconu d’Avreddu qui ne peut qu’interpeller en raison d’une part de l’étymologie du mot musca/mosca qui provient du latin musca, lui-même tenant d’une racine indo-européenne mus, et d’autre part de l’effet miroir qui doit être continuellement plaqué à cette légende et à celle dont elle découle, Orsu d’Alamanu.
L’augmentatif MUSCONU – que DANTE utilise couramment sous le terme MOSCONE – n’est bien évidemment pas neutre en langue corse:
– d’une part u musconu n’est pas qu’une simple grosse mouche, c’est à la fois le symbole de la grande chaleur, » canta u musconu » et un renvoi à la symbolique de la cigale et quelquefois à u buvonu ;
– d’autre part il stigmatise celui qui pratique une cour assidue, pesante, presque excessive et qui s’est paré de ses plus beaux attributs, d’une façon imagée celui qui s’est parfumé à l’excès. C’est peut-être un renvoi à la mouche cantharide qui utilise une substance aphrodisiaque – en fait une odeur animale « la cantharidine »- pour attirer un partenaire, mais surtout une référence à l’animalité d’Orsu d’Alamanu.
Dans cette hypothèse la disparition tragique de ce dernier et la fin du Jus primae noctis vont susciter l’avènement de la mauvaise odeur que va se charger de véhiculer u musconu, qui n’est que l’altérité du sacrifié. Et comme pour marquer le basculement dans un autre temps, un viol olfactif succède au viol purement physique jusque là pratiqué.
Si la libanomancie ne semble pas avoir été pratiquée en Corse – c’est l’art de diviniser par la fumée et l’odeur de l’encens – par contre des rites chamanistes venant de la nuit des temps sont attestés. Ils ont la particularité de s’appuyer sur le per fumum, par la fumée.
Ainsi la sfumatura ou infumatura que Roccu MULTEDO décrit, citant Charles FLORANGE : « si l’enfant tombe malade, on brûlera un rameau d’olivier – béni le jour des Rameaux, précise Paul ARRIGHI -des feuilles de palmier, un peu d’encens, un morceau de cierge et, sur la fumée qui se dégagera, on tiendra l’enfant en prononçant l’incantation suivante : je t’enfume et que Dieu te guérisse. »
La sfuma est une méthode occulte destinée à désenvoûter, à désensorceler. Le sort contraire a pu être jeté par autrui, par un étranger en particulier, ou par l’esprit des morts. D’autres auteurs évoquent la fumigation d’herbes sacrées et notamment l’intégration de romarin, asphodèle séchée, arbousier, olivier, buis béni, eucalyptus, résine de pin laricciu, genévrier, jeunes pousses de palmier des Canaries et éventuellement du ciste.
La pratique de la fumigation semble s’être perpétuée pour combattre la maladie. Ainsi en 1908, une épidémie de grippe espagnole amène les habitants de ZICAVU à tenter de combattre le virus en allumant devant les portes des maisons de grands feux d’immortelle de Corse.
» Eppo’sparghienu profumi da imbalsanne i cori « . Une belle locution de Ghiannettu NOTINI pour évoquer au moins cinq cas d’odeur de sainteté relevés en Corse.
La cathédrale du Nebbio, aux environs de Saint Florent, exhale parfois une merveilleuse odeur de violette. »Au nord de l’église, écrit Mérimée, on me fit remarquer trois trous qui traversent le mur irrégulièrement. Tous les ans, le jour de la Saint Flor, ils exhalent une odeur de violette. »
Le père Mariano da NEBBIO, mort en 1540, dont la réputation de thaumaturge qui le suivait fut accompagnée d’une légende qui veut qu’une merveilleuse fleur, inconnue jusque là, poussa sur sa tombe dont l’odeur favorisa la guérison de nombreux malades.
A la rubrique SANT’ ANTONINO, l’auteur du Guide de la Corse Mystérieuse rapporte que dans l’opuscule qu’il consacre au père Bernardin de Calenzana, le révérend père PETRIGNANI relate le miracle suivant: »la noble famille SAVELLI, de SANT’ ANTONINO, avait coutume de donner l’hospitalité au père Bernardin, quand il allait quêter dans ce village. Il arriva qu’un soir, avant l’heure du dîner, le capitaine Horace SAVELLI, désirant s’entretenir avec le Saint religieux, alla frapper à la porte de sa chambre. Quel ne fut son étonnement en le trouvant débordant de joie et entouré d’une lumière resplendissante. Il voulut en savoir la raison. Ne pouvant résister davantage aux demandes réitérées de son hôte, l’humble fils de Saint François répondit: »Entrez et adorez ici présents l’Enfant Jésus et sa mère. » Le capitaine SAVELLI ne fut pas admis à contempler la céleste vision mais il huma un parfum délectable. »
On ne sait s’il s’agit du même franciscain, mais F.CIRINEI rapporte le parcours du corse Bernardino CRISTINI, frère mineur franciscain, auteur d’une » Practica Medicinalis » sommité en l’art de la médecine et de la chirurgie et qui exerça pendant longtemps à Venise avant de mourir en odeur de sainteté le 4 Mars 1687.
Bien qu’ils ne précisent pas s’il doit être considéré comme un saint parfumé de son vivant, ou comme un saint parfumé au moment de sa mort ou encore comme un saint dont le corps ou les reliques demeurent parfumés longtemps après l’ensevelissement, le docteur LARCHER et Walter DEONNA retiennent l’apôtre de Corse, Saint Alexandre SAULI comme relevant des Acta Sanctorum ou liste des Saints dont le corps a exhalé des odeurs agréables.
Le professeur Pierre SIMI nous révèle dans un article consacré au maquis, qu’il ressort des Archives Départementales de la Corse qu’en 1642 un parfumeur gantier vénitien obtint l’autorisation de s’installer à Bastia pour distiller des myrtes ce qui laisse supposer que l’activité d’extraction et de traitement pour l’obtention de matières odorantes issues des végétaux du maquis s’est perpétuée et même si les preuves sont rares, on ne peut adhérer complètement à l’opinion de Laurence LORENZI qui dans son ouvrage sur le Maquis Corse considère que « le parfumeur gantier vénitien qui a laissé ses traces en langue génoise, est assez isolé dans son approche…. Aucun usage, hygiène corporelle ou ménagère, ne semble mentionné avant la fin du XIX e siècle. »
Et pourtant en 1729 naît à Ajaccio Dimo STEPHANOPOLI, médecin et chirurgien qui entreprit de longues études sur la flore de l’île et notamment sur la mousse de Corse (Alsidium Helmintocorton) dénommée dans l’île ARBA GRECA, U MURZU, U MURZU MARINU, L’ARBA CORALLINA, L’ARBA MARINA, encore utilisée aujourd’hui comme un excellent vermifuge, et aux propriétés odoriférantes connues et utilisées dans l’industrie de la parfumerie. Ses études sur cette plante la font connaître hors de Corse et en accélèrent l’utilisation. Napoléon va même confier au docteur STEPHANOPOLI la direction d’une mission scientifique et politique en Grèce et en Albanie.
Dans ses Mémoires, Joseph BONAPARTE parlant de sa jeunesse évoque ses » promenades journalières avec Napoléon qui se prolongeaient sur le rivage de la mer bien au-delà de la Chapelle des Grecs en côtoyant un golfe aussi beau que celui de Naples dans un pays embaumé par les exhalaisons des myrtes et des orangers. «
Rien d’étonnant que Napoléon ait été un fervent adepte des parfums. Les Bonapartistes aussi qui firent choix de la violette comme emblème et signe d’espoir durant l’exil à l’île d’Elbe. Les majorettes d’Ajaccio portent le nom de violettes impériales.
Si l’on s’en remet aux écrits de l’américain William KAUFMAN, » il (Napoléon) en avait un goût presque féminin: outre sa prédilection pour l’eau de Cologne, de l’aloès et de la violette, il emmenait dans ses déplacements un coffret de maroquin vert plein d’une kyrielle de pots, de flacons et aussi de boites précieuses où il rangeait ses pastilles parfumées. A Sainte-Hélène, il demanda que l’on fit brûler les dernières afin qu’il passât de vie à trépas dans la lourde odeur des tubéreuses. «
La Corse a eut également son » Napoléon de la parfumerie « . De son vrai nom François SPOTURNO, né à Ajaccio en 1874 il va révolutionner le monde de la parfumerie et se renommer René COTY en souvenir de sa mère née COTI, trop tôt disparue, dont il change le I pour un Y, plus chic à l’époque.
Après un passage à Grasse, où il fait ses classes, il élabore en 1904 son premier parfum dénommé » Rose Jacqueminot » qui va connaître un succès phénoménal après le bris fortuit de l’un de ses flacons dans un grand magasin. Il va inspirer la parfumerie moderne, faire appel aux flacons Lalique. Son audace conceptuelle déstabilisera les maisons Caron et Chanel. Sur le territoire de certaines communes corses, Coti Chiaveri notamment, il va susciter la mise en exploitation de cultures florales dédiées au géranium Bourbon et à la Rose de Mai.
Dès cette époque, la Corse va voir surgir des exploitations de romarin, myrte, iris, géranium rosat, principalement consacrées à l’industrie grassoise du parfum.
Parallèlement des botanistes comme Marcelle CONRAD et Jacques GAMISANS vont mettre en exergue la spécificité de la végétation de l’île, la forte tradition de pharmacopée et la richesse de la flore odoriférante corse.
« Sti fiori so strani, i pigliu e mi profùmanu le mani. » écrivait Giovanni di a Grossa.
Dès sa création, l’Université de Corse va tenter de valoriser la filière huiles essentielles, mais elle ne va être vraiment comprise et suivie qu’une quinzaine d’années plus tard.
Aujourd’hui l’aromathérapie apparaît comme une piste de développement identitaire et durable et suscite un engouement grandissant, car en raison de leur qualité due à la préservation de l’environnement, les huiles essentielles de Corse bénéficient d’une renommée internationale.
Une vingtaine de plantes corses sont utilisées en aromathérapie au nombre desquelles se trouvent l’eucalyptus globuleux ( u calitu), l’eucalyptus des camaldules, le genévrier commun nain (l’astratella), le lentisque pistachier (u rustincu), le petit-grain clémentinier (clementinu), le petit-grain bigarade, le pin maritime (u pinu maritimu), l’immortelle d’Italie ( a muredda), le myrte commun à cinéol (a murta), la lavande stoechas, le pin laricciu, le romarin officinal (u rosumarinu), le ciste ( u mucchiu),la carotte sauvage, le cyprès, la verveine citronnée, le pamplemousse.
Des études sont actuellement menées sur l’intérêt que pourrait présenter l’extraction d’huiles essentielles de férule et de santoline.
Cette production est destinée à la place grassoise mais également à l’exportation.
Elle est cependant exposée à des difficultés dans la mesure où:
– le pourcentage de la cueillette sauvage est bien plus important que la culture de plantes supports;
– un véritable pillage organisé des plantes est réalisé par des prédateurs qui viennent de l’extérieur et qui vont jusqu’à arracher les plantes dans des conditions telles que leur disparition est amorcée;
– aucune protection n’était jusqu’à il y a peu assurée.
Sous l’impulsion du syndicat de la filière des plantes à parfums aromatiques et médicinales de Corse et de l’Office de l’Environnement de la Corse, une charte de cueillette a été signée pour maîtriser la gestion du patrimoine floristique de vingt deux espèces présentes dans l’île. Malheureusement elle n’a pas pris en compte les producteurs de spiritueux à base de plantes aromatiques corses qui représentent une économie identitaire non négligeable.
Par ailleurs, l’île connaît une production artisanale de bâtonnets d’encens à base de plantes corses, de savons et des crèmes de soin aux huiles essentielles du maquis ou au parfum de châtaignier de la CASTAGNICCA, la mise sur le marché par un jeune corse d’un parfum inspiré par l’empereur Napoléon, des laboratoires locaux de parfumerie, un musée du parfum installé à Bastia.
» Ma la macchia chi t’avicina
Ti stringhi annant’a lu so cori
E lu muscu di li so fiori
T’imbalsama sera e mattina «
Ces vers de Marcu CECCARELLI tirés de ATTRACCHIATA nous amènent tout naturellement à ce qui est l’essence même de la Corse: ses senteurs, son parfum et plus spécialement celui du maquis. Un guide accompagnateur de montagne passionné de botanique ne s’y est pas trompé en proposant des randonnées d’un genre nouveau à la découverte des essences du maquis.
» Ce parfum léger et subtil, fait de thym et d’amandier, de figuier et de châtaignier… et là encore ce souffle imperceptible de pin, cette touche d’armoise, ce soupçon de romarin et de lavande… mes amis!…ce parfum… c’est la Corse! » s’écrit au large de l’île Ocatarinetabellatchitchix dans Astérix en Corse, reprenant ainsi l’esprit de la phrase célèbre de Napoléon.
Maupassant, qui se rend en Corse en 1880, réitère cette impression connue de tous les corses, et fait dire au capitaine dont le navire amène sur l’île l’héroïne de son roman » Une vie « : » La sentez-vous cette gueuse-là? « Elle (Jeanne) sentait en effet, une forte et singulière odeur de plantes, d’arômes sauvages. Le capitaine reprit: » C’est la Corse qui fleure comme ça, madame; c’est son odeur de jolie femme. Après vingt ans d’absence, je la reconnaîtrais, à cinq milles au large. J’en suis. Lui, là-bas, à Sainte-Hélène, il en parle toujours, paraît-il, de l’odeur de son pays. Il est de ma famille. «
» Respire à plein poumon l’odeur de la nature!
Le ciste, l’arbousier, le chêne, le genêt,
Ont le même parfum que l’enfant quand il naît… «
Carulu GIOVONI dans l’Annu Corsu de 1935 révèle l’osmose dans laquelle est plongé l’enfant corse : dès sa naissance il est a criatura, » cueilli » comme une fleur par a cudditora, la cueilleuse. Il est de facto impressionné par tout un réseau de senteurs préférentielles, par ce parfum qui émane de l’île, au point d’en être souvent identifié, ce parfum qui l’imprégnera toute sa vie durant, où qu’il se trouve, absent ou exilé, ainsi que le dépeint l’extrait de ce message lu le 29 Août 1943 par Pierre SANTINI sur Radio France Alger dans le cadre d’une émission quotidienne destinée aux compatriotes corses pendant l’occupation de la Corse, afin de lutter contre la propagande mensongère et adresser des messages aux familles restées dans l’île:
» O macchie fiurite alli splindori cusi diversi, chi ghittavate li vostri ricchi e varii parfumi a tutti li turisti di l’universu in pace. »
Plus étonnante encore est l’ode de Saint-Exupéry à la Corse, témoignant ainsi de ce que cette odeur symptomatique est même perceptible des cieux. » Galet posé sur la Méditerranée, combien de fois t’ai-je cherchée dans la mer blanche des nuages et découverte sur un ciel de mer; avec allégresse je piquais vers toi dans le vrombissement de mes dix cavales! Alors je coupais les gaz. Silencieusement comme une flèche, inexistante comme elle, tu devenais le but, la force attractive, la sirène. Tu m’apparaissais dans ton dessin, dans la grâce offerte nue à mes regards, comme celle qui voulait justifier mes péchés et m’absoudre. J’attachais mes yeux sur tes golfes merveilleux aux arabesques d’agate, sur tes plages et sur tes criques secrètes. Tes monts aiguisés de neige, tes forêts et tes maquis mystérieux, tes cours d’eau, tes cascades et tes mille sentiers bleus comme des veines; tout te rendait humaine dans une immensité hostile. Soudain, dans le silence dangereux qu’il me fallait rompre, un parfum chaud m’environnait: thym, lavande, oeillet des rochers, menthe sauvage, fruits de mer, fruits éclatés au soleil. Tu n’en finissais pas de rendre ton parfum qui me grisait et m’ensorcelait. »
Faut-il dès lors s’étonner qu’un parfumeur installé à CONCA ait, il y a quelques années, lancé une eau de toilette dénommée TERRE DES DIEUX … Cela n’est pas sans rappeler les puissants dieux de l’Olympe, qui lorsqu’ils se manifestaient aux humbles mortels, laissaient émaner de leur personne, comme signe évident de leur divine nature, un merveilleux parfum d’Ambroisie, sept fois plus doux que le miel.
Nous voilà revenus aux origines du parfum qui de tout temps a été un messager vers le divin, le sacré.
» Il n’y a que la Corse qui sente aussi bon » dit Paul CLAUDEL, et tous ceux qui parlent ou écrivent sur l’île vont conforter cette impression.
Il en va ainsi par exemple :
-du Docteur Pascal ZUCARELLI en 1931, reprenant Albert SURIER,
» Elle a son maquis parfum! Qui n’a pas vu le maquis en fleur, en fin avril et début mai, ne peut se faire une idée de la Corse. Toute l’île alors se transforme en un colossal bouquet, toutes les essences d’une végétation inouïe et puissamment aromatisée s’étoilent de corolles d’où montent ces senteurs … «
– du poète Ghjuvanni LUCIANI dans l’Arghja,
» Chi piacere!! una ariola
Passa, frisca, profumata
Per li macchj e la pagddola
Supra l’arghja trinnicata «
– de J.MULTEDO en 1937,
» Quand par une nuit sombre, une voile traverse
Ton domaine mouvant, une exquise senteur
D’arômes saturés, une brume flottante.
Du haut de tes sommets vient un navigateur
Te signaler avant la lueur éclatante
De tes phares. «
– du Docteur Henry AURENCHE en 1926, qui par une présentation faite de subtilité scientifique et de grande sensibilité olfactive va être un merveilleux promoteur de l’odoriférant maquis corse,
» Mais cette odeur spéciale à la Corse provient surtout de sa flore particulièrement abondante et variée. Toutes les plantes à parfum s’y sont données rendez-vous, et comme toutes fleurissent à la belle saison, la gamme des odeurs est d’une variété étonnante. Ce sont d’abord les fleurs de la région maritime qui poussent tout le long des falaises, vivant de peu dans le creux d’un rocher, où s’épanouissant dans les sables du littoral, tels que les cinéraires maritimes, la minette dorée des plages, les grappes blanches des alyssum, les hautes inflorescences roses des statices, les disques mauves et rouges des nombreuses ficoîdées et les capitules jaunes des diotis candides. Toutes ces fleurs à l’odeur âcre mêlent leurs parfums à celui plus suave ou plus pénétrant des innombrables plantes ou arbustes des coteaux et de la montagne corses. Ceux-ci sont recouverts en grande partie par tous les représentants de la famille des cistinées, c’est le ciste, macchia en corse, qui a donné sont nom au maquis. Il y règne en maître incontesté avec toutes ses variétés, cistes blancs, aux délicates fleurs mauves, cistes à feuille de laurier et cistes de Montpellier aux multiples fleurettes. Elles sont parfois en si grand nombre que la montagne en paraît toute blanche. Leur odeur est légère mais le grand nombre supplée à la finesse des parfums. Viennent ensuite presque toutes les labiées à l’odeur suave, thym, romarin, lavande des Stoechades, bugle musqué, sauge, origan et germandrée. Une mention toute spéciale doit être réservée à la germandrée de mer (tencrium marum) dont les multiples fleurettes roses, exhalent dans les chaudes journées de juillet un parfum grisant, et d’une grande force de pénétration. Une poignée froissée dans la main ne peut se respirer qu’une seule fois, tant son odeur est violente. Viennent ensuite quelques composées dont l’arôme bien spécial vient s’unir à celui des autres fleurs, les phagnalons saxatile et sordidum, les multiples fleurs jaunes à odeur musquée et empyreumatique des inula viscosa, et de l’hélicrysum stoechas. La famille des éracinées est représentée avantageusement en Corse par deux espèces à odeur douce qui viennent apporter leur note en mineur dans le concert des parfums: l’arbousier qui porte à la fois en octobre des bais rouges et jaunes, régal des merles, avec des bouquets de clochettes couleur jaune pâle à l’odeur safranée, et deux variétés de bruyères: érica scoparia et arborea, aux multiples fleurettes roses et blanches. La famille des papilionacées possède en Corse de nombreux représentants à odeur pénétrante: toutes les variétés de genêts : linifolia et condicaris, le trèfle étoilé, les mélilots, la psoralea bituminosa, à odeur de résine, toutes les vicia et les lupins à odeur douce et agréable. Les myrtacées ne sont représentées que par le myrte commun, mais le parfum suave des fleurs de myrte vaut à lui seul le voyage en Corse.
Les ravins sont plus particulièrement tapissés par une asparaginée, smilax aspera, dont les multiples grappes blanches exhalent une douce odeur de miel. Les arbres à leur tour, viennent unir leur senteur balsamique et résineuse avec les conifères représentés par le genévrier de Phénicie et l’oxycedrus, les pins d’Alep et maritime, aux odeurs empyreumatiques des térébinthacées représentés par les très nombreux lentisques que renferme l’Ile de Beauté. C’est l’ensemble de ces parfums variés qui constitue l’odeur particulière des maquis de la Corse. L’arôme délicat et pénétrant de toutes ces fleurs est encore exalté par la nature généreuse d’un sol vierge de toute culture et par les ardeurs d’un soleil éclatant qu’aucun nuage ne vient atténuer. «
Par ailleurs des ouvrages entiers vont être dédiés aux senteurs de l’île:
– I Profumi di l’Isula, vers corses de Carulu GIOVONI,
– Corsica, the scented isle de Dorothy ARCHER,
– l’Ile parfumée d’ Auguste VIERNET,
d’autres vont y faire une référence directe, comme par exemple le titre du livre du chanteur Antoine CIOSI : « Une odeur de figuier sauvage. »
La chanson corse n’est pas en reste, notamment avec CANTA U POPULU CORSU qui par » l’Odore d’i nostri mesi » lie avec justesse les mois de l’année aux odeurs saisonnières de l’île.
Manifestement les racines indoeuropéennes di » u muscu » place la Corse dans une position favorable à l’intégration de la tradition dont il est porteur. A l’évidence il reste fortement ancré dans l’inconscient, même si l’évolution politique de l’île a entraîné une certaine distanciation avec les cultures des origines. La spécificité du système olfactif s’est en effet peu accommodée des péripéties humaines. Au contraire, il leur a résisté.
C’est que le sens de l’olfaction, dans le processus cognitif, ne suit pas le même parcours que les autres sens.
Alors que d’un point de vue anatomique les messages reçus par ces derniers font l’objet d’un aiguillage vers le néo-cortex, siège de l’analyse, l’odeur elle s’oriente sur le cerveau limbique haut lieu de la mémoire, du souvenir, de l’attachement, là où s’établissent nos conditionnements, leurs renforcements mais aussi nos dépendances, nos plaisirs et nos souffrances.
Dans le domaine des odeurs, l’émotion précède la conscience et c’est dans ce contexte que réside la réactivité aux senteurs corses.
Peut-on aller jusqu’à considérer que leur pouvoir émotionnel est commun à un grand nombre et fait partie d’un héritage collectif ?
On ne peut qu’être interpellé par l’hypothèse de Pierre BLAIZOT qui avance » qu’un parfum nous paraît agréable dans la mesure où il est lié dans notre mémoire involontaire à des souvenirs voluptueux, peut-être très anciens, transmis héréditairement par nos plus lointains ancêtres et rajeunis à chaque génération par de nouvelles expériences. «
Si cette communication a pu restituer la prise de conscience de l’existence de cette mémoire enfouie et perpétuellement enrichie, si elle suscite d’autres révélations établissant des liens forts entre la Corse, les corses et le parfum, elle aura été de quelque utilité.
Aussi dans la Légende des Siècles, Victor HUGO avait bien raison de dire » qu’un frais parfum sortait des touffes d’asphodèles » car contrairement à ce que l’on avance sur elle, cette plante est bien odoriférante.
A filetta aussi.
Guy PACINI
Communication faite à l’ACCADEMIA CORSA
Nice le 17 Mars 2005