LE PRETENDU EMPOISONNEMENT DE NAPOLEON

Le sensationnel et ses dérives historiques

Depuis la mort de Napoléon, les écrivains s’engouffrent dans la relation de sa vie, de ses derniers instants et de sa mort. Tout chercheur doit s’élever, avec force, contre la dérive historique qui spécule sur le sensationnel afin de susciter un intérêt lucratif. Or, quel événement se prête mieux au sensationnel que la mort de la dernière figure épique de l’histoire contemporaine ?

La comparaison de la multitude des travaux rigoureux inspirés par la mort de Napoléon avec la frange de spéculations fantaisistes sur les causes de sa mort, devrait inciter au mépris. Il en serait allé ainsi mais, de nos jours, le sensationnel fait de plus en plus des incursions dans des domaines où il n’avait pas eu encore accès. Récemment, par exemple, un écrivain en renom, dans une dérive teintée de terrorisme intellectuel, confond sans se poser l’ombre d’un cas de conscience, la nation d’un Maurras et celle d’un Péguy. De ce même Péguy, qui certes, haïssait Jaurès au point de l’accuser de « déniveler Dieu, l’Eglise, l’armée, les mœurs, les lois  » mais qui, n’en déplaise à l’auteur de l’amalgame, n’aurait pas davantage pactisé, s’il avait survécu, avec les assassins du poète Max Jacob et de l’historien Marcel Bloch, qu’il ne le fit avec les tout-puissants tourmenteurs du Capitaine Dreyfus. Ernest Psichari a beaucoup de chance, l’auteur en question ne l’a pas lu. Il convient, en effet, de frémir à l’idée de l’acception qu’il aurait conférée à ces lignes tirées du « Voyage du Centurion » : « Devant l’arabe, il est un Franc, tenant la certitude de sa race à jamais consacrée » alors que Psichari ne fait qu’exprimer sa « fierté catholique » en appelant de ses vœux une Eglise « gardienne absolue de la vérité… »

Dès que l’on évoque la mort de Napoléon, le fait que le sensationnel table sur des considérations mettant en cause l’arsenic, justifie déjà, en soi, la plus extrême circonspection. L’incursion de la petite histoire dans cet exposé risque de surprendre mais qui ne se souvient pas de cette réplique de prétoire : « Il y a de l’arsenic jusque dans le bras de votre fauteuil ». Comment ne pas évoquer la controverse suscitée, dès 1840, par la condamnation de Madame Lafarge aux travaux forcés à perpétuité, alors que dans « Mémoire d’Homme », une émission de télévision trop rigoureuse pour subsister, de nos jours, à une heure de grande écoute, des intervenants hautement qualifiés conclurent à la mort de Charles Lafarge à la suite d’une typhoïde. Qui n’a pas en mémoire enfin, la subtilité de l’avocat de Marie Besnard spéculant sur la suffisance d’un expert afin de discréditer ses conclusions toxicologiques.

Il convient, dès cet instant, d’examiner comment se présente l’œuvre qui, en 1961, soit cent quarante ans après la mort de l’Empereur, recourt au sensationnel afin d’accréditer son empoisonnement par l’arsenic (Docteur Forshufvud – Napoléon a-t-il été empoisonné ?) .

Son auteur, un dentiste suédois, n’avait suscité, à l’origine, aucun écho en France. Quatre ans après, en 1965, le « Sunday Telegraph », consacre un article à sa théorie. La réaction de la presse française est immédiate et René Maine, Directeur du « Journal du Dimanche » s’en ouvre à Alain Decaux qui, à sa demande, écrit un article dont la teneur est abondamment commentée, dès le lundi, par l’ensemble des quotidiens. « France-Soir », à l’affût de tout sensationnel, donne le ton et n’hésite pas à écrire : « Le résultat de l’expertise de Harwell (Centre de recherches atomiques) démontre d’une façon indiscutable que Napoléon a été empoisonné »!!

L’affaire suit désormais son cours, en dépit du ton dubitatif d’une analyse ultérieure d’Alain Decaux (l’Enigme de la mort de Napoléon – Historama N°244, Mars 1972), des avis contradictoires exprimés par des toxicologues et des constatations objectives de chercheurs dont le Docteur Paul Ganière, auteur d’un « Napoléon à Sainte-Hélène », qui écrit : « L’affirmation émise par un dentiste suédois, selon laquelle Napoléon aurait été soumis à un empoisonnement criminel, ne résiste pas à un examen tant soi peu approfondi » (Napoléon à Sainte-Hélène. Perrin, 1964, p. 472).

Sans pousser l’outrecuidance jusqu’à s’immiscer dans un commentaire médical, il est permis d’affirmer que ce dentiste septentrional ne recule pas devant les déductions péremptoires. Une simple analyse objective permet de réduire à néant deux de ses assertions. Il déclare, en effet, que Napoléon ne pouvait être mort d’un cancer, car il ne « portait pas la marque d’un amaigrissement total ». En fait l’Empereur avait beaucoup maigri. Il suffit pour s’en convaincre de comparer un croquis fait le 6 mars 1821 et le gisant sur le lit d’Austerlitz, exécuté par le graveur Marryat. Mieux encore, Adolphe Thiers écrit en évoquant Napoléon mort : « Cette figure d’une rare beauté, revenue à la maigreur de sa jeunesse et revêtue du manteau de Marengo, semblait avoir rendu à ceux qui le contemplaient, le Général Bonaparte dans toute sa gloire » (Histoire du Consulat et de l’Empire. T.20 Paris, Lheureux et Cie, Libraires Editeurs, 1862, p. 814).

Par ailleurs, le dentiste attribue la parfaite conservation du corps lors de l’ouverture des cercueils en 1840, à l’absorption de l’arsenic. Il est facile de lui opposer la conservation du corps d’Henri IV. Un moulage du visage du monarque après son exhumation, pendant la Révolution, permet même de percevoir une apparence de malice sur ses traits. Il convient également de se souvenir que Napoléon avait été éviscéré par le Docteur Antomarchi et qu’il reposait « en une quadruple bière d’acajou, de plomb, d’acajou et encore de fer blanc ». Enfin, jusqu’à quel point, la désintégration du tissu recouvrant l’intérieur du premier cercueil n’a-t-elle pas ralenti l’action des nécrobies en recouvrant le corps d’un nuage vaporeux.

L’auteur incriminé ne s’en tient pas là. Il accuse, et, selon lui, le coupable serait Montholon, stipendié des Bourbons. Frédéric Masson tient Montholon en piètre estime et l’encensement même de sa fidélité par Alain Decaux paraît d’autant plus candide que Montholon semble avoir été tenu à l’écart des préparatifs de l’évasion de Ham par le Docteur Conneau et le futur Napoléon III. Une telle accusation ne mérite pas néanmoins qu’on s’y arrête, eu égard à la présence constante du dévoué Marchand au chevet de l’Empereur.

Le Docteur Paul Ganière rappelle que « la différenciation entre cancer et ulcère n’a été établie par Cruveilhier qu’en 1830 ». Il convient de noter que le Docteur Antomarchi a procédé à l’autopsie en présence de plusieurs médecins anglais et que ces praticiens expriment tous la même certitude : « l’estomac est la seule cause de la mort alors que l’intestin semblait normal ». Même si l’on se refuse à conférer un rôle absolu à l’hérédité, l’opinion émise par Octave Aubry, mérite d’être prise en considération. « L’Empereur a péri du même mal que son père , dont l’évolution longtemps insoupçonnée, s’est précipitée sur la fin » (Sainte-Hélène – L’histoire Flammarion, 1935, p. 637). Cette assertion est loin d’être simpliste, dès l’instant où l’on se réfère au « courage de deux heures du matin » de Napoléon célébré par André Malraux (Vie de Napoléon par lui-même. NRF, Gallimard, 1930, p. 410).Ce courage, dont, selon Malraux, « ses contemporains, même les plus énergiques seraient dépourvus » et qui « est à l’origine de sa supériorité ». Or, rien ne favorise plus le délabrement de l’estomac que la frénésie d’activité. Surtout si cette frénésie est entrecoupée de brefs repas, au cours desquels Napoléon engloutissait des morceaux de volaille, avant de se replonger, au grand désespoir de ses collaborateurs surmenés, dans la vérification « du nombre des chaussures de la 72ème Brigade » ou dans la liquidation d’une pension de grognard « car l’homme voit tout, contrôle tout ».

L’incompétence du Docteur Antomarchi, la responsabilité qui pèse sur le Cardinal Fesch et Madame Mère quant au choix de ce médecin, sont autant de considérations que l’on peut écarter. Même si l’on admet comme l’affirme Frédéric Masson (Autour de Sainte-Hélène. Paris, Libraire Paul Ollendorf, 1912, p. 322) que le Docteur Faureau de Beauregard a été effectivement découragé par les tergiversations du Cardinal Fesch, il demeure que Napoléon, eu égard à l’état de la science médicale de l’époque, aurait connu les mêmes affres de la mort, assisté par cet éminent praticien que par le piètre Antomarchi.

Il semble donc établi que le dentiste suédois appartient à ces plumitifs qui tirent les profits du pauvre en balayant les miettes de la mémoire des hommes illustres. Leur récolte, dès qu’il s’agit de Napoléon, est d’autant plus abondante que l’Empereur a consacré les dernières années de sa vie à sa propre propagande. Genre dans lequel, si l’on s’en réfère à Jacques Bainville (Napoléon. Paris, Arthème Fayard, 1931, p. 592), il « est devenu maître » car « l’œuvre de Sainte-Hélène a réussi ». Réussite qui, longtemps après la mort de Napoléon, permet encore à des êtres aspirant une notoriété de mauvais aloi, de tirer parti des ultimes vicissitudes de son destin.

Jacques CHARBONNIER

Pour L’Accademia Corsa

Novembre 2000

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