NAPOLEON III ET LA CORSE

“ La Corse n’est pas pour moi un département

comme un autre, c’est ma famille ! ! ”

Napoléon III

Intituler cet exposé “ Napoléon III et la Corse ”, ce n’est pas pour se contenter d’énumérer toutes les interventions économiques et sociales que cet homme hors du commun consentit à ses compatriotes dans l’île. Nous en parlerons évidemment aux termes d’une dernière partie. Auparavant, une place sera consacrée à la jeunesse de Louis-Napoléon au cours de laquelle naquit et s’étendit une ambition naissante dans l’ombre de son oncle Napoléon 1er. Nous essaierons ensuite de faire revivre le brillant regain du Bonapartisme que Louis-Napoléon ne cessa jamais d’appeler de ses vœux et d’encourager. Dans l’épilogue enfin nous évoquerons la chute du Second Empire et ses conséquence pour la Corse et le bonapartisme.

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En guise d’avant-propos, il paraît nécessaire de rappeler très brièvement ce que fut l’existence de ce souverain au destin le plus fertile en rebondissements de l’Histoire, puis de brosser un rapide tableau de son caractère dominant.

Neveu de Napoléon 1er, petit-fils de l’Impératrice Joséphine, fils du Roi et de la Reine de Hollande, Altesse Impériale sous le Premier Empire, collégien bavarois et Prince Louis-Napoléon Bonaparte en exil, patriote italien faisant le coup de feu avec les “ carbonari ” contre les troupes papales, inventeur d’une machine lance-pierre, capitaine de cavalerie de la garde nationale de Bologne, rebelle anti-autrichien, capitaine artilleur suisse, commandant le corps des pompiers de Sallenstein, prétendant au trône, aventurier pris deux fois en France les armes à la main, ouvrier maçon pour s’évader, héros d’un drame romantique, comte d’Arenenberg circulant sous de nombreux noms d’emprunt, constable anglais, député français élu à la fois par plusieurs départements, “ citoyen Bonaparte ” puis “ prince Louis ”, président de la deuxième République, Empereur des Français, général en chef vaincu, prisonnier de guerre en Allemagne et souverain exilé en Angleterre !

Au physique, Louis-Napoléon se présentait comme un homme un peu trop “ enveloppé ”. Doté de petites jambes, il prenait, à cheval, une indéniable allure, mais dès qu’il descendait de sa monture, l’illusion disparaissait. Son visage, orné de moustaches effilées, le menton prolongé par une barbiche en pointe, lui donnait une physionomie tellement originale que tous les hommes de Second Empire s’empressèrent de l’imiter.

Ayant vécu à l’étranger, cherchant souvent ses mots, il parlait “ allemand comme un suisse, anglais comme un français et français comme un allemand ”. Peu expansif, il apparaissait comme un personnage énigmatique – un être somnambulesque, disait-on – un regard qui endort, étrange et immobile.

Notons le trait d’esprit que la princesse Mathilde (qui manqua de l’épouser) fit à sa cousine ; “ Moi, si je l’avais épousé, il me semble que je lui aurais cassé la tête pour savoir ce qu’il y avait dedans ! ”.

Courageux et ambitieux, il était très intelligent en dépit de ce regard gris, inexpressif, qu’il posait avec froideur sur les êtres et les choses. Toutefois, derrière cette apparente indifférence, il écoutait, observait et ne cessait d’être attentif.

Charmeur, il connaissait l’art d’attirer les sympathies et même les amitiés car sa bonté était exquise et délicate.

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L’AMBITION NAISSANTE DANS L’OMBRE

DE NAPOLEON 1ER

Notons que, malgré son jeune âge et comme l’a souvent souligné son précepteur Philippe Le Bas, Louis-Napoléon avait déjà “ l’art de plaire et une rare faculté d’adaptation ”. Plus tard, en 1821, ayant appris douloureusement la mort de son oncle à Sainte-Hélène, il adressa à sa mère une lettre très émouvante dans laquelle il déclarait notamment “ …il me semble sentir en moi une ombre qui me dit de me rendre digne du nom de Napoléon ”. Il avait alors treize ans et était déjà enclin à rapprocher ses idées des thèses de l’Empereur. Aussi, quand parut le Mémorial de Sainte-Hélène suivi du récit de O’Meara, commença-t-il à rêver et entretenir une foi brûlante, un idéal qu’il traduisit, en 1832, dans une brochure de quelques pages modestement intitulées “ Rêveries politiques ” dans lesquelles étaient en germe tout un avenir, une méthode, un programme et des principes fondamentaux de gouvernement. Chateaubriand, que l’on considérait pourtant comme le porte-étendard des légitimistes, en prit connaissance avec grand intérêt et écrivit à Louis-Napoléon une lettre enthousiaste dans laquelle il déclarait notamment : “ Vous savez, Prince, que mon jeune roi (Le Duc de Bordeaux – Henri V- en exil à Edimbourg avec Charles X) est un Ecosse, que tant qu’il vivra il ne peut y avoir pour moi d’autre roi de France que lui ; mais si Dieu, dans ses impénétrables conseils, avait rejeté la race de Saint-Louis, si les mœurs de notre patrie ne lui rendaient pas l’Etat républicain possible, il n’y a pas de nom qui aille mieux à la France que le vôtre… ”

Chateaubriand avait touché juste. Ces lignes étaient pour le jeune exilé mieux qu’un encouragement : une sorte de passeport pour un avenir passionnément convoité, mais fort improbable. Il avait d’autant plus de force qu’il était venu sous la plume d’un écrivain admiré par l’Europe entière.

Pour Louis-Napoléon, cette rencontre avait donc valeur de symbole et traduisait assez bien l’opinion que le futur empereur voulait donner de lui-même et de son habileté à séduire.

Ernest Renan dira de lui : “ Nature profonde, rêveuse, embarrassée, mais forte et obstinée, incapable d’être distraite de son idée fixe, il avait la volonté inflexible du croyant, la gaucherie de l’obstiné renfermé à la manière d’un somnambule dans un monde fantastique, hanté dès lors de cette espèce d’hallucination du spectre napoléonien. ”

Les sénatus-consultes du 28 floréal de l’An XII et 5 frimaire de l’An XIII prévoyaient qu’à défaut de descendance mâle dans la famille de Napoléon 1er la dignité impériale passerait dans la famille de Joseph Bonaparte, à défaut dans celle de Louis Bonaparte.

Napoléon II (Roi de Rome, puis Duc de Reichstadt) étant mort de phtisie en 1832 et Joseph Bonaparte n’ayant pas eu de fils, ce fut dont à bon droit que Louis-Napoléon se posa en prétendant au trône impérial d’autant que ses deux frères aînés, Napoléon-Charles et Napoléon-Louis, étaient morts prématurément.

Né à Paris le 20 avril 1808, Louis-Napoléon, comme tous les Napoléonides, dut s’exiler pendant la Restauration avec sa mère laquelle, séparée de fait du roi Louis, misanthrope, misogyne et cruellement jaloux, choisit pour résidence le canton de Thuringe en Suisse, où le jeune garçon reçut une éducation sérieuse notamment au château d’Arenenberg.

Ce jeune homme n’ayant pour tout bagage que son célèbre patronyme et l’hypothétique héritage de son oncle, ne doutait pas de sa réussite le jour où l’occasion lui serait donnée de remettre en valeur le nom des Bonaparte alors presque oubliés.

Pour réaliser ce rêve, Louis-Napoléon n’avait pas de meilleure alliée que sa mère, laquelle approuvait et encourageait toute initiative susceptible d’attiser la flamme des Bonaparte dans l’esprit de son jeune fils. Hortense, comme tous les Beauharnais, avait pourtant la fibre légitimiste, mais elle avait assez collaboré à l’épopée impériale pour se sentir, par destination, intimement liée au bonapartisme. De surcroît, cette nostalgie de l’Empire semblait connaître un certain regain dans l’esprit des français et se constituer progressivement grâce à l’indéniable déclin de la Restauration. Aussi, lorsque le Duc de Reichstadt mourut en 1832, elle considéra de facto que son fils était désormais porté au premier rang de sa famille et que d’immenses perspectives pouvaient ainsi s’ouvrir.

Soulignons que, l’année précédente et en dépit de la loi d’exil toujours en vigueur frappant les Napoléonides, Hortense fut exceptionnellement autorisée à séjourner à Paris avec son fils. A cette occasion, le 5 mai 1831, jour du dixième anniversaire de la mort de l’Empereur, Louis-Napoléon éprouva l’une des plus grandes émotions de son existence : des fenêtres de sa chambre, il vit une grande foule s’assembler spontanément sur la Place Vendôme et se recueillir intensément au pied de la colonne dite de la Grande Armée dont le bronze provient de la fonte de 1.200 canons pris à l’ennemi.

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LE REGAIN DU BONAPARTISME

“ Quand on a l’honneur d’être à la tête du peuple français,

il y a un moyen infaillible de faire le bien, c’est de le vouloir. ”

Napoléon III

Comme l’ont souvent remarqué les historiens dans leurs analyses politiques, ce dont la Corse a besoin ce n’est pas tellement que l’on croie en elle, c’est d’abord qu’elle croie en elle même. Précisément, la voici à l’heure de la grande mutation psychologique qui voit s’édifier la légende napoléonienne : la Corse, qui a longtemps méconnu son grand homme, le découvre une fois qu’il est terrassé. Ce nouveau sentiment s’éveille lentement vers 1830 pour prendre toute son ampleur en 1840 lors du triomphal retour des Cendres de Napoléon 1er. Contrairement à ce que croyait la classe politique dominante de l’époque, le peuple de Paris gardait la nostalgie du grand empereur et le montra bien lorsque, par centaines de milliers, ce jour glacial du 15 décembre, il se massa pour assister à l’événement et manifester ainsi, dans le recueillement et la dignité, son attachement à la légende napoléonienne. Dans les dix jours qui suivirent, neuf cent mille personnes défilèrent devant le catafalque, celles là même qui, en 1836, avaient accusé Louis-Philippe d’avoir saboté l’inauguration de l’Arc de Triomphe de l’Etoile célébrée “ à la sauvette ”, par M. Thiers, le vingt neuf juillet…………à sept heures du matin !

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Pendant ce temps, la Corse, qui douta longtemps d’elle-même, prend maintenant conscience de son destin. Elle fait sienne l’épopée napoléonienne et, puisqu’elle est capable d’enfanter des héros, elle se sait en mesure de compter dans le monde. Sans renoncer à ses divisions internes, à retardement, mais avec passion, elle est bonapartiste avant tout.

Ce sentiment sera d’abord ravivé lorsque, en août 1830, accoste au port d’Ajaccio le brick Santa-Maria arborant au faîte de son grand mât un drapeau tricolore. La Corse apprend alors les évènements parisiens de juillet (les trois Glorieuses) et la chute des Bourbons. Ces Bourbons qui, en 1815, avaient été ramenés sur le trône avec notamment le précieux concours de Pozzo di Borgo et qui viennent donc de retomber un peu par la faute dudit Pozzo, du moins si l’on en croit les affirmations quelque peu exagérées de Chateaubriand.

Cette fameuse année de 1830, année charnière, fut déterminante pour le bonapartisme car toute la France, sous la Monarchie de juillet redécouvre l’Empereur transfiguré par l’exil et la légende, “ un Bonaparte tout neuf, non seulement génial et victorieux, mais libéral et européen, défenseur des hommes et des peuples, un Bonaparte pour les statuaires et les imagiers ” (R. Sedillot)

Il faut souligner que les récents évènements qui écartèrent les Bourbons ont fait resurgir chez les patriotes le souvenir des jours de grandeur et de gloire, sentiment qui s’empare de toutes les couches de la société. Partout, dans les théâtres, dans les livres, dans la rue, on célèbre le culte impérial et le gouvernement lui-même, devant tant de ferveur quasi unanime, s’y associe en replaçant l’Empereur sur la colonne Vendôme, puis en décidant le retour des Cendres. Les poètes s’en mêlent: “ Sire, vous revenez dans votre capitale. ”.

Dès lors, comment la Corse ne communierait-elle pas dans cette apothéose du premier de ses fils ?

En 1834 déjà, l’avocat ajaccien Jean-François Costa, originaire de Bastelica, appela les Corses à demander, par voie de pétition, l’abrogation de la loi d’exil des Bonaparte, ce qui fut fait à l’avènement de la deuxième République en 1848 et inspira aux ajacciens “ L’Ajaccienne ” qui, sur une musique de Giacobini, devint l’hymne des jours de fête dans lequel ils n’hésitent pas à déifier leur héros comme ils sanctifient sa famille.

Décidément, cette année 1848 sera déterminante pour la cause napoléonienne et pour les Corses qui ne demandent qu’à reporter leur enthousiasme de l’oncle sur le neveu, sur Louis-Napoléon seul prétendant à la couronne impériale. Sans vouloir entrer dans le détail de sa vie politique antérieure qui, dans cette étude, serait hors de propos, il est néanmoins indispensable de rappeler brièvement que, dès 1832, voulant tirer parti du décès de l’Aiglon, Louis-Napoléon se considéra comme le véritable chef du parti bonapartiste en 1839, cette ambition l’amènera à ourdir à Strasbourg, contre la Monarchie de juillet, une première conspiration qui échouera et l’amènera à s’exiler d’abord aux Amériques, puis en Angleterre. La seconde tentative se fera à Boulogne, en 1840, à la faveur du retour des Cendres de son oncle. Elle échouera à nouveau et lui vaudra d’être emprisonné au fort de Ham, dans la Somme. Il y restera six longues années avant de s’évader en Angleterre revêtu des habits d’un maçon du nom de Badinguet, surnom qui lui restera.

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Mais revenons à cette fameuse année 1848 qui voit l’avènement de la deuxième République, laquelle organise son fonctionnement, d’abord par des élections législatives, puis par des élections présidentielles.

Aux législatives, comme le permettait curieusement la loi électorale de l’époque, Louis-Napoléon réussit à se faire élire en Corse, mais aussi en Charente-inférieure, en Moselle, dans la Seine et dans l’Yonne ! Cette brillante réussite il la devait essentiellement au prestige de son nom, mais aussi à diverses manœuvres politiques fort habiles qui l’amenèrent d’abord à retourner en Angleterre pour revenir à Paris à un moment des plus opportuns, c’est-à-dire après que l’intraitable Général Cavaignac, Ministre de la Guerre, ait réprimé dans le sang une importante insurrection ouvrière. Volontairement absent de France lors de ce grave et impopulaire événement, Louis-Napoléon gagnait ainsi la sympathie des vaincus, c’est-à-dire du peuple sur lequel il s’appuya pour progresser vers le pouvoir. Il arriva donc à Paris le 24 septembre et s’installa Place Vendôme, à l’Hôtel du Rhin.

Après trente ans d’exil, il rentrait définitivement en France. Il avait alors quarante ans, la loi de proscription de Louis-Philippe était abolie, il était député alors que, pour la première fois dans l’Histoire de son pays, le Président de la République devait être élu au suffrage universel à l’issue d’un scrutin fixé au 10 décembre.

Louis-Napoléon entra en lice le 12 octobre évaluant encore ses chances sur la célébrité de son nom connu jusqu’au fond des campagnes, ce nom du martyr de Sainte-Hélène dont le retour des Cendres, on l’a vu, avait magnifié le souvenir devenu une légende prestigieuse. Avant même que ne commençât la campagne des présidentielles, le neveu pesait lourd dans l’opinion, ce que refusaient de croire les autres postulants. A ce propos, comme il est de coutume en France, chaque faction ou parti politique avait son candidat : les socialistes avaient Raspail, les républicains soutenaient Ledru-Rollin, un groupuscule tenait pour Lamartine, tandis que le centre plaçait ses espoirs sur Cavaignac. De son côté, Louis-Napoléon avait choisi de ne s’inféoder a aucune faction puisque, comme il l’avait depuis longtemps décidé, il ne voulait pas que le bonapartisme fût autre chose qu’une idée et non un parti structuré.

Les évènements, une fois de plus, lui donnèrent amplement raison car, contre toute attente et à la stupéfaction de tous, il fut élu à une écrasante majorité avec près de 5.600.000 voix, laissant Cavaignac, son principal concurrent, à la deuxième place avec un peu plus de 1.460.000 suffrages. Les autres arrivèrent loin derrière : Ledru-Rollin avec 180.000 bulletins, Raspail ses 37.000 et enfin Lamartine avec un score ridicule de moins de 20.000 voix ! Louis-Napoléon était donc élu Président de la République avec 73 % des suffrages, dont 95 % en Corse. Une fois encore, il avait vu juste en ne tablant son éventuelle victoire que sur son nom. Il faut toutefois souligner que la campagne fut magistralement organisée avec la collaboration d’hommes de grand talent et que Louis-Napoléon, de surcroît, bénéficia d’une aide matérielle de deux millions que sa maîtresse britannique, Miss HOWARD, lui avait avancés d’entrée de jeu après avoir réalisé toute sa fortune.

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L’élection d’un nouveau Bonaparte, de par son caractère éclatant, fut perçu en Corse comme un bienfait du ciel. Ajaccio pavoise, crie déjà “ Vive l’Empereur ” et célèbre un “ Te Deum ” sur la place du Diamant. A Tallone, à Cervione, à Tomino, à Sermano, “ le vin coule dans les caves comme l’eau coule aux fontaines ”. A Moïta, l’orgie dure trois jours et trois nuits. A Piedigriggio, on promène dans le village le portrait du Prince-Président. Cependant qu’à Paris, Louis-Napoléon prend possession de l’Elysée en attendant secrètement les Tuileries.

Le 2 décembre 1851, c’est l’apothéose : le coup d’Etat qui, du Président, fait un Empereur, apparaît aux corses comme une juste réparation. Au scrutin sur le rétablissement de l’Empire, l’île répond par 56.549 oui contre 39 non et à Ajaccio 3.208 oui contre …………4 non ! ! !

Toujours à Ajaccio, la ville se pare de monuments prestigieux à la gloire du martyr de Sainte-Hélène. C’est ainsi que, sur la place des Palmiers (alors dite place du Marché, là où fut jadis la porte génoise), à la place d’un jeune arbre de la liberté planté en 1848 par la République, on érige une statue de marbre blanc figurant le Premier Consul drapé dans une toge romaine. Sur la place du Diamant est inauguré un grand ensemble statuaire représentant, entouré de ses quatre frères, Napoléon 1er à cheval, encore en costume romain, tenant dans sa main droite le globe du monde surmonté d’une victoire, le tout fondu dans le bronze de canons autrichiens pris durant la campagne d’Italie. Dans la rue du Borgo, devenue plus tard la rue Fesch, une chapelle, construite en pierre de Saint-Florent, accueille dans sa crypte les dépouilles de Létizia et du cardinal Fesch, ramenées d’Italie. Bastia, qui ne veut pas être en reste, érige aussi sur sa plus grande place une statue de Napoléon, drapé à la romaine, en marbre blanc.

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En 1860, à l’apogée de sa gloire, Napoléon III se rend dans l’île qui lui réserve un accueil des plus enthousiastes. C’est lui qui inaugure alors la Chapelle Impériale, lui qui déclare :“ la Corse est pour moi une famille ”. Puis, en 1865 et 1869, l’Impératrice Eugénie parcourt deux fois le département sous des acclamations chaleureuses. A son second voyage, revenant des cérémonies qui ont marqué l’ouverture du Canal de Suez, elle débarque à Macinaggio et la route qu’elle emprunte pour se rendre à Rogliano gardera le nom du “ Chemin de l’Impératrice ”. Accompagnée par le Prince Impérial, qui est âgé de treize ans, elle se rend à Ajaccio, rue Malerba (devenue rue Bonaparte avant de devenir rue Saint-Charles) dans la maison historique qui est passée de la famille Ramolino à la branche de Joseph, puis à Napoléon III. Les ajacciens sont ravis et louent la grandeur d’âme de l’Impératrice qui a tenu à faire coïncider sa visite, en ce jour du 15 août 1869, avec le centenaire de l’Empereur. Cette émouvante attention lui fit immédiatement gagner l’affection des corses qui lui vouèrent une profonde reconnaissance jusqu’à sa mort survenue en 1920, à l’âge canonique de quatre vingt quatorze ans.

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Ainsi qu’il aimait à le répéter pour bien affirmer sa dépendance totale à la cause du bonapartisme, Napoléon III voyait en la Corse une famille pour laquelle il ne pouvait qu’éprouver reconnaissance et sollicitude. Aussi, c’est avec une générosité sans limite que, dans ladite famille, il recrutera une foule de ministres, généraux et autres dignitaires de haut rang. Par contre, on peut toutefois s’étonner que l’Empereur ait préféré nommer en Corse des préfets continentaux : Thuillier en 1852, Montois en 1856, Segaud en 1860, Gery en 1861 et Boyer en 1870. Cette attitude n’est pourtant pas paradoxale car l’Empereur entendait que le gros travail qui attendait en Corse le corps préfectoral fût confié à de hauts fonctionnaires réputés pour leur neutralité et leur indépendance par rapport aux représentants des grandes familles dans l’île. Bien que n’ayant jamais vécu en Corse, Napoléon III savait que les corses en place, notamment dans les conflits d’intérêts, subissaient de leurs administrés des pressions auxquelles il leur était trop souvent difficile de résister. Il faut souligner que l’Empereur avait encore vu juste car les préfets continentaux accomplirent en toute liberté la tâche difficile qui leur était assignée.

Quoi qu’il en soit, dès 1852, l’Empereur prend pour Garde des Sceaux Jacques-Pierre-Charles Abbatucci dont le fils aîné est élu à la législative, dont le fils cadet est député de Corse et dont la petite-fille devient la bru de Thouvenel, Ministre des Affaires Etrangères.

Aussi, après les Pozzo di Borgo et les Sebastiani, ce sont les Abbatucci qui constituent le clan insulaire le plus influent. Les étrangers le comprirent rapidement au début des années 1860, Léonard de Saint-Germain, qui vient résider à Zicavo dans la maison natale des Abbatucci, écrit que cette dynastie “ jouit de longue date de l’estime publique, les Corses la considérant à cause de sa probité et de son dévouement ”. En 1868, c’est au tour de Miss Campbell, célèbre journaliste écossaise, de venir s’amuser avec le mouflon apprivoisé de Madame Abbatucci dont elle dit, dans un ouvrage : “ J’ai été reçue de la manière la plus courtoise et la plus hospitalière par Madame Abbatucci, femme du député alors à Paris. ”

Mais revenons à Paris pour rappeler que Joseph-Marie Pietri est préfet de police, poste préalablement occupé par son frère aîné ; le Ministre de l’Intérieur est le polytechnicien Arrighi De Casanova, deuxième Duc de Padoue ; le médecin personnel de sa Majesté est son cousin Prosper Pietrasanta ; le Gouverneur des Invalides n’est autre que Jérôme Bonaparte, oncle de l’Empereur, plus jeune frère de Napoléon 1er, ancien Roi de Westphalie. A ce même emploi prestigieux succède le cousin de l’Empereur, l’avocat ajaccien Charles Conti ; le maître de cérémonies de la Chapelle Impériale est Pierre-Paul de Cuttoli ; le secrétaire particulier de Sa Majesté est Tito Franceschini-Pietri, originaire de Monticello, qui deviendra, par la suite, secrétaire particulier de l’Impératrice Eugénie.

A partir de 1864, l’Ambassade de France à Berlin est confiée à Vincent Benedetti, diplomate bastiais dont on parlera plus tard à propos de la célèbre affaire de la dépêche d’EMS laquelle sera, en 1870, à l’origine du déclenchement de la guerre franco-allemande.

Au sein des armées, le Général Carbuccia meurt du choléra en Crimée alors que le colonel De Montera mourra au combat devant Sébastopol. De son côté, Antoine-Dominique Abbatucci, deuxième fils du Garde des Sceaux, engagé comme deuxième classe dans l’armée et qui, à l’issue d’une carrière exceptionnelle, deviendra général de division, mourra dans son lit à Nancy en 1878. Ce grand soldat fut gravement blessé à la poitrine et à l’œil gauche en Crimée, puis de nouveau blessé grièvement à Sébastopol. Notons que, lors de ces combats, ce corse courageux verra deux de ses chevaux être tués sous lui.

Quant aux Ornano, ils donnent à la France un nouveau maréchal : Philippe-Antoine, Gouverneur des Invalides de 1853 à 1863. Marié à Marie Walewska, ancienne maîtresse de Napoléon 1er, il repose aux Invalides.

C’est donc dans ce complexe corsophile que le Second Empire, sous la férule de Napoléon III, pourra multiplier ses réalisations sociales et économiques dans l’île. Cela fera donc l’objet du chapitre suivant.

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LA SOLLICITUDE DU SECOND EMPIRE

A L’EGARD DE LA CORSE

Après le décès de Napoléon 1er, la Corse traversa une période difficile avec les désordres, divisions et tribulations que l’on sait, malgré les efforts réels de la Restauration pour arracher l’île à ses problèmes internes et l’inciter à prendre conscience de ses possibilités en matière économique.

Le premier progrès, bien timide eu égard à l’immensité des problèmes à résoudre, fut enregistré en 1830 avec la mise en service, depuis le continent, des bateaux à vapeur “ Liamone ” et “ Golo ”, lesquels sont loin de faire l’unanimité puisque, ici comme ailleurs, le progrès technique porte préjudice à de nombreux intérêts particuliers.

En 1836, l’essor des communications se réalise grâce aux projets que l’on devait aux ingénieurs de la Monarchie de juillet, lesquels avaient dessiné les voies maîtresses pour la base du réseau routier (Ajaccio à Bastia et à Bonifacio, Bastia, Saint-Florent, Sagone à Aïtone) et les avaient complétées dans trois directions : Bastia à Bonifacio par le littoral oriental, Ajaccio à Saint-Florent par Cargèse et Calvi, Aleria à Porto par Corte.

Dans le même temps, l’industrie ne progresse guère et, si de son côté, l’artisanat perpétue de vieilles traditions d’adresse manuelle, ce n’est certainement pas ainsi que la Corse peut trouver les voies de la prospérité. A cette époque, certains observateurs déplorent sévèrement “ le morcellement des propriétés ”, “ l’insalubrité des marécages ”, “ les habitudes vicieuses ”. Ils trouvent les Corses surtout “ avides de places ”, divisés, agités, corrompus et incapables de travailler régulièrement. Le fait est que les insulaires mendient sans honte les subventions et les secours. Tel cet habitant de Lano qui sollicite de Louis-Philippe en ces termes : “ Sire, mon département est le plus pauvre de France ; mon arrondissement est le plus pauvre du département ; mon canton est le plus pauvre de mon arrondissement ; ma commune est la plus pauvre du canton ; et moi je suis le plus pauvre de ma commune, par conséquent le plus pauvre des français ! ”

Dans ce concert d’impressions, le niçois Adolphe Blanqui regrette l’oisiveté des habitants de “ cette terre de prédilection capable de nourrir un million d’hommes dans le climat le plus pur et le plus doux de l’Europe. ” Et il conclut : “ Si l’on veut sincèrement faire sortir la Corse de l’état de torpeur où elle est restée plongée durant tant de siècles, il faut achever par l’art ce que ce beau pays a reçu de la nature. ”

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Parvenu au pouvoir suprême, Napoléon III, qui donnait toujours ce qu’il promettait, ne manqua pas de faire bénéficier la Corse de sa sollicitude. Il voulait montrer de manière ostensible qu’il prenait grand soin du pays d’où la dynastie tirait son origine. Ses actions en faveur de la Corse vont donc se porter vers des réformes profondes touchant tous les secteurs socio-économiques. Ainsi déterminé, l’Empereur ordonne diverses enquêtes tendant à définir avec précision toutes les réformes nécessaires au développement de l’île.

L’Empereur savait aussi que tous ces changements ne pouvaient s’opérer qu’avec l’appui massif et sincère de la bourgeoisie libérale corse, cette classe sociale de haut niveau qui avait été outrageusement rabaissée sous les monarchies constitutionnelles et au sommet de laquelle se distinguaient les juristes du barreau et de la robe particulièrement bien représentés dans la société insulaire. C’est d’ailleurs de ce monde “ de la basoche ” que sortent les nouveaux cadres qui vont représenter la Corse à la Constituante : Xavier de Casabianca, Denis Gavini, Pierre-Marie Pietri et Etienne Conti qui siègent avec Louis Blanc élu en Corse. A leurs côtés se signalent également Gian Vito Grimaldi du Niolo, Pierre-Paul Pompei de la Porta et les animateurs de Pertidone de Corte qui avait regroupé l’opposition populaire contre les Mariani et les Arrighi sous la Monarchie de juillet.

Cette bourgeoisie, majoritairement formée de riches propriétaires terriens, craignait la progression des troubles et de l’insécurité dans les campagnes. Dans ce climat, il va de soi que son ralliement à l’Empire garant du maintien de l’ordre se fit le plus naturellement, pour se fondre même dans un mouvement plus large engendrant, par le canal desdits notables, une réelle adhésion populaire.

Dans cette ambiance favorable, pouvaient être entreprises et menées à leur terme sans désemparer les réformes qui vont être sommairement décrites ci-après.

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Sur le vu du rapport de l’expert Balland rédigé en 1852, le pays prend conscience des méfaits de la malaria qui trouve son origine dans les eaux dormantes de certaines parties du littoral : embouchure du Golo où les marais sont asséchés pour faire la place à cinq grandes pépinières ; environs de Calvi, de Saint-Florent, d’Ajaccio (Campo dell’Oro), de Porto-Vecchio, de Biguglia et autres points marécageux de l’île qui sont autant de foyers d’insalubrité.

Il va de soi que l’effort sanitaire se poursuit partout où le besoin se fait sentir : à Ajaccio, une saine alimentation en eau par le canal de la Gravona ; à Bastia, un abattoir modèle pour pallier les abattages clandestins ; à Piana, une imposante fontaine d’eau de source etc…

Notons aussi un effort budgétaire particulier en faveur du thermalisme notamment pour les eaux d’Orezzo, de Baracci et de Guagno-les-Bains. Napoléon III et l’Impératrice Eugénie, tous deux adeptes du thermalisme ne pouvaient en effet oublier ce secteur d’activité intéressant la santé publique.

Sur le plan administratif, les communes sont remodelées en tenant compte du glissement des populations vers les plaines d’alluvions et en supprimant l’imbrication des enclaves. Là où les bergers, selon les lois de la transhumance, disposent d’un double logis (en montagne et en plaine), l’agglomération d’en bas est séparée de celle d’en haut, souvent lointaine, pour être érigée en commune. Ainsi naissent Ghisonaccia, disjointe de Ghisoni, Monaccia d’Aullène, Caldarello de Zerubia, Sotto de Serra etc…

On peut donc dire que la commune-fille est émancipée de la commune-mère. De même naissent, sur la côte occidentale, Coti-Chiavari ou Propriano et sur la côte orientale Aghione, Tallone et même Aleria, la vielle capitale romaine qu’avait dépeuplée la fièvre des marais et qui commence à recouvrer des habitants et des cultures.

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On peut considérer que le Second Empire a pleinement réussi dans deux domaines. D’abord dans celui du banditisme, en 1853, une loi interdit le port d’arme “ de quelque nature qu’elle soit ”. La gendarmerie, réorganisée en 1851 et équipée d’un armement plus moderne, quadrille le terrain et le parcourt sans relâche ; les receleurs sont pourchassés ; la délation (monnayée) augmente ; les tribunaux sont de plus en plus sévères.

On s’attaque aussi à deux causes du mal : la vaine pâture, qui est le droit de laisser paître les animaux après l’enlèvement des récoltes et le libre parcours des troupeaux.

Résultat : en 1854, il ne reste que six bandits en activité (contre 148 en 1852). Il s’agit bien entendu du banditisme de métier car la violence des mœurs continue avec le “ vendette ” qui amènent quelques irréductibles à tenir encore le maquis, dont Antoine Bonelli, dit “ Bellacoscia ”, qui ne se rendra qu’au bout de quarante quatre ans de maquis et mourra dans son lit après avoir été acquitté !

Le deuxième domaine où se concrétise, en Corse, la bonne fortune du Second Empire, c’est l’embellissement des villes qui voit Ajaccio se tailler la part du lion. Outre les mouvements déjà signalés, on construit l’Ecole Normale, l’hospice, l’évêché, tandis qu’on ouvre le Cours Gzanval et qu’on prolonge le Cours Napoléon vers le nord. Dans le même temps le port est considérablement amélioré.

Bastia, bien que moins favorisé par le régime, élève son palais de justice et son collège, commence l’aménagement de la Place Saint-Nicolas et entreprend la construction du nouveau port, tandis que l’Ile Rousse achève le sien.

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Commencé, on l’a vu, sous la Monarchie de juillet, le développement des routes de toutes natures se poursuit généreusement sous le Second Empire en même temps qu’évoluent considérablement les communication maritimes.

Au titre des voies terrestres, les chemins vicinaux, commencés en 1847, sont poursuivis par le Second Empire de sorte que la plupart des villages et hameaux de l’île furent convenablement desservis par un réseau de 400 kilomètres. Dans le même temps, on achève le réseau des routes principales qui est porté à 1.000 kilomètres et l’on inaugure un troisième réseau, lui aussi d’importance capitale, celui des routes forestières (14 routes pour 511 kilomètres). Cette dernière réalisation faisait de la Corse le seul département à posséder des routes de cette catégorie, lesquelles mirent en notable valeur le bois, c’est-à-dire la ressource qui paraissait alors devoir rendre le plus de services immédiats. Notons que la longueur de ces routes forestières n’a jamais varié depuis cette époque.

Le chemin de fer, on le sait, était l’une des grandes préoccupation de Napoléon III qui, sur le continent, avait créé environ 10.000 kilomètres de grandes lignes reliées à Paris et à peu près 9.000 kilomètres de réseau secondaire. Ce réseau ferroviaire ne tarda pas à dépasser celui de l’Angleterre qui était alors, en Europe, à la pointe du progrès.

Sur cette lancée, l’Empereur ordonna pour la Corse de multiples études confiées à des ingénieurs de premier plan, lesquels rivalisèrent d’ingéniosité pour la création d’un réseau ferré extraordinaire.

Ce projet, qui ne vit jamais le jour, consistait en la réalisation d’un “ chemin de fer sardo-corse, ayant pour but de rapprocher les distances entre l’Europe et l’Afrique en passant par la Corse et la Sardaigne ” ! Bien entendu, en utilisant le littoral oriental, l’idée était d’abord de relier Bastia à Bonifacio. Finalement, il fallut attendre la loi de Freycinet du 4 août 1879 pour doter la Corse d’un chemin de fer dont le tracé est celui que nous connaissons encore de nos jours.

Dans cette description consacrée aux moyens de communication, il nous faut enfin évoquer les relations maritimes qui contribuèrent grandement à l’essor économique de l’île et ce fut une belle réussite pour l’époque.

Fondée en 1840, la compagnie bastiaise Valery comptait 7 bateaux en 1846 et 23 en 1867. Tous ces navires touchaient non seulement les ports insulaires ou continentaux, mais aussi d’autres ports étrangers comme Porto-Torres en Sardaigne. De ce fait, la Corse sort de son isolement et s’intègre de plus en plus à l’économie française. Et son propre commerce croît en proportion : de 1827 à 1834, le tonnage total passe, pour les seules exportations, de 21.500 tonneaux à 198.000, tandis que Bastia, en 1861, procure cinq fois plus de recettes douanières qu’Ajaccio. Toujours à Bastia, dans la seule première quinzaine d’avril 1872, juste après l’Empire, le port voit entrer 36 bâtiments et en sortir 31. Tout cela est évidemment modeste, mais atteste assurément un progrès certain.

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De son côté, le domaine industriel reste quelque peu décevant par rapport aux espérances que nourrissait l’Empereur à son sujet. Ce qui existe est modeste en quantité et qualité (moulins à huile, minoteries, savonneries, tanneries, filatures, scieries, chantiers navals) et souvent on assiste à une régression comme aux savonneries et filatures de Bastia. Quant aux industries métallurgiques, malgré la présence dans l’île de gisements nombreux (houille, fer, amiante, antimoine, cuivre), elles périclitent, à l’exception des hauts fourneaux de Toga et le Solenzara qui devront néanmoins fermer leurs portes après 1870, victimes de la concurrence extérieure.

Dans l’ensemble, les activités industrielles de la Corse se mirent à régresser à partir de 1863 ainsi qu’en attestent, au plan général, l’énorme différence entre importations et exportations. Cette situation finit par poser un problème crucial car, dans le même temps, la population augmentait très sensiblement.

A cette époque les optimistes tombèrent de haut et éprouvèrent d’amères désillusions. Tel l’écrivain Conte-Granchamp qui vit dans son ouvrage paru en 1859 un avenir socio-économique des plus florissants. Cet ouvrage portait un titre significatif : “ La Corse. Sa colonisation et son rôle dans la Méditerranée ! ”

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Tirant parti de l’assainissement de son littoral, la Corse va essayer d’améliorer son agriculture en se tournant vers des productions nouvelles comme celles du tabac ou même du coton qu’un industriel mulhousien entreprend de développer sur une grande échelle, mais aussi en modernisant les techniques pour améliorer l’élevage et favoriser les prairies pour les céréales et le fourrage. La vigne connaît ainsi un essor si remarquable que la production de vin se trouve excédentaire à partir de 1863. Les pépinières d’Ajaccio, Calvi, Arena et Sartène distribuent des plantes pour les vergers (pommiers, poiriers, amandiers etc…) La culture du cédrat s’accentue tandis que l’on introduit dans l’île l’eucalyptus qui peut croître de dix mètres en trois ans. On inaugure aussi une œuvre, discutée aujourd’hui, mais alors accueillie avec faveur : l’établissement de pénitenciers à Casabianda et Coti-Chiavari qui sont en même temps des fermes-modèles.

Organisée sous l’impulsion du préfet Lantivy dans les années 1820, la culture du mûrier pour l’élevage du ver à soie se poursuit à tel point que, dans les années 1850, on pouvait se demander si la Corse n’allait pas devenir un grand département séricicole. Hélas, ici comme ailleurs, une décadence se dessina à cause de la concurrence des soies grèges d’Extrème-Orient que l’ouverture du Canal de Suez permettait de lancer sur les marchés de l’Europe Occidentale. Les rigueurs de la compétition internationale frapperont bientôt toutes les autres productions car les blés du continent, les huiles coloniales, les vins d’Algérie et de Tunisie arrivaient en Corse à des prix modiques et tels que l’effort de l’île ne pouvait y faire face. Ce marasme ne tardera pas à provoquer la reprise de l’immigration vers le continent ou au delà.

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A cette époque et dans l’ensemble, l’économie corse a progressé dans bien des domaines. Si l’on pouvait alors se féliciter de cette expansion nouvelle, la société insulaire, au plan du niveau de vie général, souffre toujours du clivage social qui ne s’atténue pas. Plus que jamais, c’est le règne des “ signori ” des “ sgiô ”. En effet, aux “ laissés pour compte de ladite expansion ”, il reste, plus encore qu’auparavant, la quête du “ poste ” stable dans l’administration ou l’armée, dispensé par les nouveaux maîtres de la vie politique (les Abbatucci, Gavini, Mariani, Pietri, Arrighi de Casanova, Conti, Bacciochi etc…) qu’une opposition naissante ne parvient pas à inquiéter.

Quoiqu’il en soit, la Corse enregistrera une poussée démographique non négligeable. De 1851 à 1866, la population passe de 230.000 à 260.000 habitants. Toutefois, fait plus remarquable, la mortalité progresse sous le Second Empire, ce qui est un signe révélateur de mauvaises conditions de vie. Sans entrer dans le détail et tout compte fait, ce furent les villes qui profitèrent de l’évolution démographique et du progrès économique. Nous venons de voir que le dépeuplement affectera les campagnes et ce mouvement, nous savons, ne fera que s’accélérer sous les Républiques.

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EPILOGUE

Avec le Second Empire, le rayonnement de la France est à son apogée. L’économie est florissante, le paupérisme a régressé, le progrès social atteint un niveau inespéré. A l’extérieur, la gloire militaire ne manque pas à l’Alma, à Magenta, à Solferino… L’Italie doit à Napoléon III son unité et le lointain Mexique sa liberté. L’Empire colonial est largement constitué. Pourtant, le 2 septembre 1870, le Second Empire s’écroule à Sedan dans ce qu’il est convenu d’appeler un désastre.

Désastre pour la France qui entraînera, notamment pour la Corse, de fâcheuses et graves conséquences.

A l’encontre de l’île, la presse continentale et les républicains se déchaînent aussitôt orchestrant une campagne de dénigrement contre ses habitants présentés pour être “ les suppôts du bonapartisme déchu ” ? C’est ainsi qu’un journal lyonnais propose de donner la Corse à la Prusse afin de “ récupérer l’Alsace et la Lorraine ”. A l’Assemblée, Clémenceau demande que l’île “ cesse immédiatement de faire partie de la République Française ”, tandis que Rochefort suggère de la vendre pour un franc ! Bien entendu ? Victor Hugo, rentré d’exil, s’acharne à ruiner jusqu’au souvenir de “ Napoléon le Petit ” et soutient même que “ la Corse est un boulet attaché à la France ”. Résultat, à partir de 1870, les corses sont jugés sévèrement et même insultés par la presse française : “ Le corse est naturellement mouchard et assassin ” tonne Jules Vallès dans Le Cri du Peuple ; “ La Corse est la vraie patrie des assassins gagés ” s’écrie Louis Noir dans l’Intransigeant etc… Notons aussi que, dans le célèbre Petit Journal, qui tirait à un million d’exemplaires, le voyage officiel du Président Sadi-Carnot en Corse suscita un article intitulé “ Le Président chez les sauvages ”. Dans ce concert de réprobations, Jules Michelet, autre victime du coup d’état du 2 décembre , déclare que la Corse n’est plus qu’un “ petit rocher sanglant ”.

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Dans le même temps et jusqu’à la fin de la Grande Guerre, les pouvoirs publics républicains se détournent de la Corse des Bonaparte et la négligent délibérément.

Ainsi les routes sont médiocrement entretenues et deviennent bientôt de mauvais chemins jalonnés de fondrières. Après quarante ans de République, en 1911, trois cent dix villages restent toujours à désenclaver et ne sont desservis que par des pistes muletières, tels Asco, Orsano, Zuani, Lento, Canavaggia et Rutali qui, pourtant, ont chacun plus de cinq cents habitants.

Le chemin de fer à voie étroite reste mesquin, malgré les incomparables paysages qu’il offre aux voyageurs. Il est construit avec une lenteur désespérante, alors que déjà le rail couvre tous les départements continentaux. Les lignes Ajaccio-Propriano et Porto-Vecchio-Bonifacio seront rayées des plans et, finalement, seule sera menée à bien la ligne de Bastia à Ajaccio, avec son embranchement de Ponte-Leccia à Calvi que nous utilisons encore de nos jours. Cela se fit avec les pires difficultés puisque, sur les 157 kilomètres de Bastia à Ajaccio, il fallut percer 37 tunnels, lancer 28 viaducs et 31 ponts et faire grimper le rail à plus de 900 mètres d’altitude à Vizzarona. On se heurta aussi à d’autres problèmes : à caractère financier d’abord puisque le kilomètre de voie revint à un prix variant entre 150.000 et 350.000 francs-or, ensuite avec les propriétaires et les agriculteurs qui protestèrent sur tous les plans. Le rail trouble les habitudes et déplace les trafics. Une célèbre complainte contre “ le train de Bastia ” assure alors qu’il fait pleurer les charretiers, gémir les bergers et qu’il ruine les aubergistes.

Finalement, le réseau ferré ne stimulera pas l’économie de l’île et n’empêchera pas le dépeuplement des villages qu’il dessert.

La Corse, malgré les réels espoirs nés sous le Second Empire, ne deviendra jamais un département industriel : la production de fonte périclite, les hauts fourneaux s’éteignent les uns après les autres, tandis que les dernières forges de Toga sont abandonnées. Restent quelques mines d’antimoine (à Meria, Luri, Ersa), quelques scieries, des fabriques d’extraits tannants et de petites entreprises produisant les fromages et les spiritueux.

A Bonifacio, l’industrie du bouchon s’étiole du jour où l’Amérique cesse d’acheter le liège. L’artisanat lui-même décline parce que ses techniques primitives ne lui permettent guère de résister à la concurrence des articles venus du continent. Les pêcheurs, ne disposant pas du matériel moderne nécessaire, sont découragés, tandis que les ports somnolent, leur maigre trafic étant insuffisant pour espérer un jour relancer l’économie.

La Corse, abandonnée à son sort par la Troisième République, stagne dans la routine. Le drame de l’île est que les besoins progressent plus vite que ses moyens et que le monde extérieur connaît un essor plus rapide que l’île délaissée.

Quoiqu’il en soit, sous le Second Empire, elle n’en a pas moins connu un changement qualitatif que la simple honnêteté intellectuelle oblige à mettre au crédit de celui que l’histoire récente tend à réhabiliter et à laver de presque tous les pêchés dont l’accablaient les Républicains.

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Au lendemain de Sedan, Napoléon III reste d’abord prisonnier de l’ennemi et réside sous bonne garde au château de Wilhelmshöhe, dans le land allemand du Hesse. En mars 1871, il est autorisé à vivre exilé en Angleterre dans la petite ville de Chislehurst où il décédera, à l’âge de soixante cinq ans après avoir souffert, pendant de longues années, d’un énorme calcul formé dans la vessie et qui avait fortement endommagé son système rénal. Cette pierre, de la taille d’un œuf de pigeon, fut récupérée, lors de l’autopsie, par Sir Henry Thomson, médecin de la Reine Victoria, qui déclara : “ Il faut que cet homme ait été héroïque pour demeurer cinq heures en selle à Sedan ”.

L’Empereur fut exposé dans une chapelle ardente vêtu de son uniforme de général de division. Ses mains étaient croisées sur un crucifix de nacre. Il avait à la main gauche son anneau de mariage ainsi que la bague de son oncle à Sainte-Hélène. Il reçut alors l’hommage de la Famille Impériale au grand complet, des membres de la famille royale d’Angleterre et des cours européennes, tandis que vingt mille personnes défilèrent devant le catafalque. L’on vit même, dans cette foule, des communards réfugiés en Angleterre venus rendre un dernier hommage à celui qui s’était toujours penché sur le sort des ouvriers.

Le 15 janvier, jour des funérailles, l’assistance était encore plus dense. D’ancien dignitaires et serviteurs du régime, préfets, ministres, conseillers d’état, diplomates, députés, généraux et officiers, des français sans fonction et sans grade de tous les corps de métier, de toute condition, avaient traversé la Manche.

La dépouille de l’Empereur fut inhumée dans la crypte de l’église Sainte-Marie de Chislehurst, dans un tombeau en granit d’Aberdeen offert par la Reine Victoria. Elle y resta jusqu’en 1888 pour être définitivement transférée à Farnborough, dans le Hampshire.

De même que son oncle, Napoléon III reposait en terre étrangère. Mais le mort de Sainte-Hélène était revenu dans sa patrie. Il avait pour tombeau la coupole dorée des Invalides, des maréchaux et des généraux pour escorte.

Napoléon III était seul.

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Eugène-Louis Bonaparte, le Prince Impérial, eut dix-huit ans le 16 mars 1874. Selon la loi dynastique, il était majeur. C’est pourquoi, deux jours après, huit mille bonapartistes vinrent à Chislehurst célébrer son “ avènement ”. Il était pour eux Sa Majesté l’Empereur Napoléon IV. Ceux qui n’avaient pu se déplacer avaient envoyé, par dizaines de milliers, leurs félicitations et attestations de dévouement. On avait dressé dans un parc de vastes tivolis décorés de drapeaux, convoqué des fanfares anglaises et écossaises qui jouaient des airs patriotiques. Comme aux obsèques du défunt Empereur, toutes les classes sociales étaient mêlées, le laboureur coudoyant le bourgeois. Certains avaient consacré leurs maigres économies dans le voyage. Tous les départements français étaient représentés.

Ce fut la dernière fête impériale, et la plus émouvante. Napoléon IV, comme Napoléon III, n’eut qu’un règne fictif et bref. A Paris les journaux républicains saluaient son “ avènement ” par les sobriquets de “ Napoléon trois et demi ” et de “ Vélocipède IV ” ! !

Estimant qu’il appartenait à une race de soldats et étant aussi obstiné que son père, il voulait “ grandir ” pour décupler les forces du parti bonapartiste et se faire reconnaître “ par le fer ”. Aussi, il entreprit une carrière militaire à l’académie royale de Woolwich en qualité d’élève étranger qui lui décerna le grade mérité de lieutenant. Engagé volontaire pour une mission périlleuse au sein de la Royal Horse Artillery chargée de réprimer en Afrique une sanglante révolte des zoulous, il tomba percé de coups de sagaies le 2 juin 1879. Cette fin héroïque, les armes à la main, dans les hautes herbes d’Afrique du Sud, était digne d’un Bonaparte.

Le Prince Impérial rejoignit son père dans la crypte de Chislehurst. Sa mère, folle de douleur, assista pourtant aux obsèques soutenue par la Reine Victoria et le Prince de Galles en personne et vécut désormais comme un fantôme vivant, sous ses voiles noirs, jusqu’à sa mort en 1920.

Etrange prémonition, la veille de son départ pour l’Afrique, le Prince Impérial rédigea son testament, avec ce codicille : “ Je n’ai pas besoin de recommander à ma mère de ne rien négliger pour défendre la mémoire de mon Grand-Oncle et de mon père. Je la prie de se souvenir que, tant qu’il y aura des Bonaparte, la cause impériale aura des représentants. Les devoirs de notre Maison ne s’éteignent pas avec ma vie : moi mort, la tâche de continuer l’œuvre de Napoléon 1er et de Napoléon III incombe au fils aîné du Prince Napoléon…… ” (le Prince Jérôme)

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Injustement discréditée de nos jours encore, malgré les efforts méritoires de nombreux esprits éclairés tendant à sa réhabilitation, l’œuvre de Napoléon III eut le mérite de faire entrer la France dans l’ère moderne.

Chevaleresque et généreux, il voulait le bonheur des hommes. La France restait pour lui la grande nation porteuse de lumière et de liberté selon la conception révolutionnaire et napoléonienne. Trop en avance sur son temps, ce fut une sorte de Prométhée, un mélange détonnant de pragmatisme et d’irréalisme, de ruse et de loyauté.

Ce fut surtout un solitaire, s’astreignant au secret parce que, n’apercevant ni le fond de sa pensée, ni l’horizon lointain de l’avenir des peuples, son entourage le desservait par manque d’efficacité.

Son extraordinaire destinée fut celle d’un héros romantique sur lequel témoignèrent de grandes célébrités de son époque.

Citons d’abord Ernest Renan qui rédigea ce jugement : “ L’Empereur aimait le vrai et le bien. Son nom restera attaché à quelques unes des plus grandes choses de l’histoire du monde. Son règne fera époque et devra servir à bien des égards de leçon aux politiciens de l’avenir ”.

A son tour, Emile Zola, répondant ainsi à Victor Hugo, écrivit : “ Le Napoléon III des “ Châtiments ” c’est un croquemitaine sorti tout botté et tout éperonné de l’imagination de Victor Hugo. Rien n’est moins ressemblant que ce portrait…. sorte de statue de bronze et de boue élevée par le poète pour servir de cible à ses traits acérés, disons le mot, à ses crachats… Non ! l’Empereur : un brave homme, hanté de rêves généreux, incapables d’une action méchante, très sincère dans l’inébranlable conviction qui le porte à travers les évènements de sa vie et qui est celle d’un homme prédestiné, à la mission absolument déterminée, inéluctable, l’héritier du nom de Napoléon et de ses destinées. Toute sa force vient de là, de ce sentiment des devoirs qui lui incombent… ! ”.

D’autre part, le grand Louis Pasteur eut le courage d’écrire ces quelques lignes au Maréchal Vaillant : “ Je me souviendrai éternellement des boutés de l’Empereur et de l’Impératrice et je resterai jusqu’à mon dernier jour fidèle à leur mémoire…. Malgré les vaines et stupides clameurs de la rue et toutes les lâches défaillances de ces derniers temps, l’Empereur peut attendre avec confiance le jugement de la postérité : son règne restera l’un des plus glorieux de notre Histoire. ”

Dans son homélie prononcée lors des obsèques de l’Empereur, l’abbé Godard, qui officiait, eut le bon goût de rappeler une anecdote fort significative : “ Qu’il nous soit permis, dit-il, de soulever le voile du passé, de puiser des consolations dans le souvenir des bonnes œuvres de celui qui n’est plus. On raconte qu’étant enfant il rentra un jour chez sa mère sans souliers. La reine Hortense lui demanda : “ Louis, qu’as-tu fait de tes souliers ? ” “ Mère, j’ai rencontré un petit pauvre, il n’avait pas de souliers, je lui ai donné les miens ”.

Cette histoire de l’enfant est l’histoire de l’homme tout au cours de sa vie.

Paul ANTONINI

Mars 2000

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