A PROPOS DE LA LANGUE CORSE ET  DE LA LANGUE ITALIENNE

Depuis longtemps, la langue corse a posé problème pour sa caractérisation. Qu’on ait voulu la critiquer ou la louer, les jugements émis à son propos nous laissent souvent sceptiques aujourd’hui.

Cela commença de bonne heure. Au 1er siècle avant J.C., le Grec Diodore de Sicile dit que cette langue est étrange et difficile à comprendre. Au 1er siècle après J.C., Sénèque porte le même jugement tout en remarquant que la langue corse comporte des paroles cantabres. La remarque serait intéressante en ce qu’elle révélerait un rapport entre la langue corse et une langue de la péninsule ibérique. Mais est-elle digne de foi? La vérité semble être que nos deux auteurs antiques n’ont absolument pas été attirés par la question linguistique en Corse. On aurait pourtant aimé en savoir plus sur ce qui se parlait en ces temps-là.

Au XIXe siècle, la Corse est à la mode, des voyageurs s’y rendent, Français, Anglais, Allemands, Italiens, etc. Une sorte de vision romantique de l’île se répand, faite de beaux paysages méditerranéens, de mœurs simples et austères d’une population semblant correspondre à la définition du bon sauvage.

La langue bénéficie de cette valorisation discutable de la Corse. Parmi ses admirateurs, on trouve Boswell et l’Italien Tommaseo (auteur, entre autre d’un recueil de chants populaires corses). Ils pensent que le corse est plus beau que l’italien des Italiens. Pour Pasquin dit Valéry, le corse est moins « corrompu » que le « jargon » napolitain. On remarquera ici la présence de l’adjectif « corrompu » et du terme « jargon » qui relèvent tous deux de la vision que l’on avait à l’époque de ce qu’est une langue. On pense aujourd’hui que le napolitain est une langue, sans doute moins prestigieuse littérairement que le toscan devenu langue nationale, mais tout aussi justifiée au plan linguistique.

Mais le corse, toujours au XIXe siècle, eut également ses détracteurs. Pour Benson, il s’agit d’italien corrompu, mélange de toscan, de sicilien, de sarde, de génois et de français » (bigre!!). Le grand intellectuel et poète bastiais Salvatore Viale parle lui aussi, en italien, de « misto di toscano, sardo e genovese » (mélange de toscan, sarde et génois). Là encore, on est surpris aujourd’hui de ce manque d’attention à la réalité linguistique et de cette manie – qui dure encore – de rapporter une langue à une autre plus prestigieuse, que ce soit pour s’en féliciter ou pour s’en plaindre, pour apprécier ou pour faire la grimace.

Enfin, la thèse selon laquelle le corse est de l’italien avait – et a toujours – ses partisans. A la fin du XVIIIe siècle (1796), Francesco Ottaviano Renucci affirmait à Milan : « II linguaggio dei Corsi è l’italiano ». On pensait même (vision rousseauiste et romantique) que, dans les villes, cet italien était mâtiné de grec (présence de la colonie grecque à Ajaccio) alors que, dans les villages, on le trouvait à l’état « pur ». Le pauvre littoral corse a toujours été soupçonné d’on ne sait quelles contaminations de tous ordres, tandis que l’intérieur, a muntagna était paré de toutes les vertus. On trouve ici encore une trace de cet état d’esprit.

Aujourd’hui, on pense fréquemment que «le corse doit moins au latin qu’au toscan», des linguistes parlent parfois de « l’italien de Corse » ou bien l’on déclare que «le corse est de l’italien».

Or, la thèse de la filiation du corse à partir du toscan est difficile à soutenir. D’abord parce qu’on oublie les sept siècles de présence romaine en Corse (du IIIe siècle avant J.C. au Ve siècle après J.C.). Sept siècles pendant lesquels il fallut bien s’expliquer, en ajoutant à cette évidence le fait que l’évangélisation se déroula dans les années 200 après J.C. et que ce fut bien ce que l’on fait de mieux en matière d’intercompréhension : confession, prêche, instruction religieuse, baptême, communion, autant d’occasions de rencontres et d’échanges approfondis. Ajoutons enfin à tout ceci cette force bien connue de domination et d’écrasement du latin appuyée sur la plus forte armée de l’époque, l’administration la plus efficace, etc, même si l’on sait que la pénétration en milieu montagneux corse n’était pas une affaire aisée.

De plus, de quel toscan parle-t-on ? En 1284, la flotte génoise détruit la flotte pisane à la bataille de la Meloria (îlot au large de la côte italienne). C’en est donc fini de la présence de Pise, république marchande, en Méditerranée et donc en Corse. Mais déjà, jusque là, que parlaient les Toscans que l’on envoyait en Corse. Pas le toscan que nous connaissons aujourd’hui. Pas encore non plus celui de Dante car le pape Grégoire VII confie la Corse à l’évêque de Pise Landolfe en 1077. Dante ne naîtra que deux siècles plus tard (1265-1321). Ces gens parlaient le toscan archaïque des XIe, XIIe et XIIIe siècles, c’est-à-dire une langue ancienne, proche par exemple de celle de Saint François d’Assise (1182-1226). Et qui étaient-ils sociologiquement, culturellement ? De fins lettrés s’attachant comme Dante à promouvoir une langue littéraire ? Sûrement pas. Nous sommes loin de compte. A la fin du XIIIe siècle, après la Meloria, arrivent les Génois. Et eux aussi que parlent-ils ? Un pur toscan ? Sûrement pas, a part, avec le temps, quelques personnes cultivées. Ils parlent le génois. Et pendant tout ce temps, l’hypothèse la plus plausible est que les Corses font comme les occupants, ils parlent leur langue : le corse. Cela n’empêche pas que langue de l’occupant et langue de l’occupé interagissent l’une sur l’autre. On trouvera donc des formes génoises en corse, c’est bien normal, des parentés avec le toscan, c’est évident.

On en vient donc à l’idée, celle que j’ai déjà eu l’occasion d’exposer, à savoir que le corse est une langue romane à part entière comme toutes celles que l’on trouve dans la vaste zone romanisée allant de la Roumanie au Portugal. Pour reprendre la formule de Paul Arrighi, nous dirons que « La langue corse n’est pas la fille, mais la sœur de la langue toscane » et qu’il s’agit de deux sœurs de prestige littéraire différent, mais filles de la même mère : la langue populaire latine.

Le fait que des mots corses se retrouvent en ancien toscan (ex. : tamantu et tamanto) ne prouve pas pour moi une filiation, mais une origine commune (tantum magnum). De la même manière, le mot casa désigne la maison en italien, en corse et en espagnol (entre autre) sans qu’il soit besoin de filiation de qui que ce soit par rapport à qui que ce soit, si ce n’est, justement, au latin casa. Cette affirmation massive de ma part n’exclut nullement les influences qu’a pu avoir au cours des siècles, sur la langue corse, la langue italienne en formation telle qu’elle était enseignée à qui fréquentait les écoles et telle qu’elle était pratiquée par qui savait lire et écrire.

Bien des éléments ont contribué à embrouiller la question de la langue corse.

Le fait, par exemple, que, jusqu’à une date assez récente, on prononçait mal le latin en France, c’est-à-dire qu’on le prononçait comme du français et sans accent tonique. On ne pouvait alors comprendre le passage de Carolum à Carlu, de majorem à majo(ri), de medietatem à miditâ(i), de asinum. à asinu, de caseum à casgiu, de baseum à basgiu, de judicem à ghjudice et de caballum à cavallu (que l’on pourrait écrire avec un B comme en latin sans que la prononciation en soit changée comme pour tabula ou nibulu ou nubulu, mots que l’on écrit traditionnellement avec un V). La prononciation française du latin faisait qu’on ne voyait pas le rapport entre ces mots. En revanche, on voyait bien le rapport entre les mots corses et leurs correspondants italiens (puisqu’on savait prononcer l’italien), rapport que l’on prenait pour une filiation tant était forte et omniprésente l’idée que la seule langue nationale (même future) était une langue, les autre idiomes parlés sur le même territoire n’étant que des déformations maladroites, plus ou moins grossières de cette langue noble, instrument prestigieux d’une grande littérature. Il est pourtant difficile d’imaginer, en Corse ou ailleurs, une population encore en état d’inculture déformant une langue littéraire qu’elle ne connaît pas encore, ne pratique pas encore. Il reste que les Corses qui s’exprimaient en corse n’avaient pas le sentiment de parler une langue, mais un dialecte, un patois disait-on volontiers. Or, c’était (et c’est) une langue.

On peut également ajouter, parmi les causes de confusion, le fait que la très ancienne présence romaine a complètement disparu de la mémoire et de la conscience collectives, alors qu’il n’en va pas de même pour la présence italienne. Il est clair que, dans ce domaine, l’école a un rôle à jouer dont elle s’est jusqu’à présent trop souvent abstenue.

Les exemples de termes latins présents à peu près tels quels ou de manière très proche en corse sont extrêmement nombreux. N’en tentons pas la liste (pourquoi un étudiant ne le ferait-il pas ?). Je veux simplement attirer une nouvelle fois l’attention à partir d’un cas représentatif de bien d’autres. C’est le mot latin ronchus qui signifie « ronflement ». En français, il est employé tel quel en médecine pour indiquer un bruit fait par les poumons dans certaines pathologies. En italien, il est adapté comme les Italiens le font toujours pour les mots latins (minimo, massimo, ottimo, etc) et on a donc ronco qui est également un terme uniquement consacré à l’usage médicale et désignant le même phénomène qu’en français. Or, en corse, nous avons roncu, décalque parfait du mot latin et qui en a gardé le sens : « ronflement » (mais aussi « braiement » de l’âne). Il a même donné le verbe runcà = ronfler ou braire. Enfin, à ces considérations sur les vocabulaires corse et latin on peut ajouter les pluriels en  A de la Corse méridionale (ochja, metra, etc).

Une autre cause de confusion est le fait qu’à l’époque où l’on considérait comme langue uniquement les langues nationales avec littérature prestigieuse, on considérait également qu’en Italie, une seule langue était digne d’intérêt, celle qui – littérature aidant – était devenue la langue nationale, c’est-à-dire le toscan. On négligeait complètement les autres langues et le fait que les Italiens peu éduqués ne parlaient que leur langue locale, tandis que les Italiens cultivés étaient tous bilingues, s’exprimant aussi bien en langue locale qu’en langue nationale. Pour prendre un exemple historique, on sait qu’au XIXe siècle, le roi Victor-Emmanuel parlait piémontais à ses soldats. Cette façon que l’on avait de ne prendre en considération que le toscan aboutissait parfois à des résultats étranges. Par exemple, on considérait fort peu le sicilien (au même titre que les autres langues régionales) tout en continuant à professer une évidence, à savoir que l’école poétique sicilienne fut, au XIIIe siècle, une des premières et des plus prestigieuses d’Italie et d’Europe, antérieure à celle du Dolce Stil Nuovo à laquelle a appartenu Dante (le sonnet fut inventé à Palerme au début du XIIIe siècle).

Tout ceci pour dire que les langues nationales ont leur histoire, dominée par l’écrit. Le corse fut, jusqu’au XIXe siècle, une langue orale, le rôle de langue officielle et éventuellement écrite étant joué par l’italien, quel que soit le moment de son évolution. Ce qui nous laisse soupçonner qu’exista une littérature orale faite de contes, de légendes, mais surtout d’une poésie que l’on se transmettait oralement puisqu’on sait aujourd’hui que le rythme poétique et la rime furent, à l’origine, des moyens mnémotechniques liés au souci de transmission d’un patrimoine qu’il faut bien appeler littéraire. Rythme et rime jouèrent le rôle joué aujourd’hui par l’écrit dans la mémorisation et la transmission littéraires. On en vient ainsi à l’idée d’un continent englouti, celui de l’oralité, celui d’une littérature populaire qui fut ensevelie et comme asphaltée sous ce que certains appellent aujourd’hui – et pas seulement pour la Corse, et pas seulement pour les langues régionales – une dictature de l’écrit. Nos ancêtres se passèrent longtemps de l’écrit. La conséquence est que nous sommes obligés de nous passer de leurs créations perdues, que nous sommes face à un énorme silence.

Deux affirmations massives, enfin, pour terminer. La première pour redire que ce que nous avions toujours pris pour un dialecte, un patois, voire un charabia est une langue romane à part entière, l’une de celles que l’on trouve entre le Portugal et la Roumanie dans ce vaste ensemble que les linguistes appellent la Romania. La seconde affirmation pour dire qu’il n’y a pas en Corse de forme linguistique plus noble qu’une autre. En France continentale, en Espagne, en Italie, la langue nationale est issue, pour des raisons à la fois économiques, littéraires et culturelles d’une région. En Corse, rien de tel: pas de cour prestigieuse, pas de prince-mécène rassemblant autour de lui des écrivains et des artistes de renom. Il s’ensuit que toutes les variantes de la langue corse ont droit à l’existence, elles ont toutes la même valeur et la même légitimité et l’ensemble, la langue corse, est bien plus unitaire qu’on ne le dit parfois.

Antoine OTTAVI

Janvier 2000

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