LE GENERAL JACQUES-PIERRE ABBATUCCI : UNE GRANDE FIGURE DE LA CORSE

Jacques-Pierre Abbatucci naît le 7 septembre 1723 à Zicavo, gros village de 400 feux où quelques familles occupent une place prépondérante : les Lusinsinchi, les Paganelli et pourquoi ne pas les nommer les Leccia.

Il est le fils de Séverin Abbatucci, colonel dans l’armée vénitienne et de Rosse Paganelli, fille du général Paganelli , lui-même au service de la Sérénissime.

Le jeune Jacques-Pierre fut l’élève des jésuites de Brescia où son grand-père maternel était gouverneur. Admis à la Faculté de Médecine de Padoue, il est reçu docteur en 1746 à l’âge de 23 ans.

En 1751 après la mort de son père survenue un an avant, il revient en Corse, à Zicavu où il épouse une demoiselle Sabiani, fille du Podestat de Zicavu. De cette union naîtront 2 filles, l’une épousera Bernardin Leccia de Zicavu, l’autre Luigi Durazzo de Campu-Moru.

Jacques-Pierre Abbatucci aurait pu alors mener une vie tranquille de médecin gentilhomme, mais héritier d’une tradition familiale, ayant 600 partisans armés à sa dévotion, il devint rapidement l’un des chefs les plus écoutés du Delà des monts et en 1753, au lendemain de l’assassinat de Gaffori, il est élu à la consulte de Petreto, lieutenent général des milices des Pieve de l’Ornano, de l’Istria, de la Rocca et du Talavu.

Ces provinces manisfesteront rapidement un certain particularisme à l’égard des nationaux insulaires. La situation instable dans laquelle se trouve la Corse est propice à toutes les aventures : le départ des troupes françaises de Cursay, les ultimes efforts de Gênes pour se maintenir, l’assassinat de Gaffori entretiennent une grande confusion.

Ainsi, le 14 juillet 1755 à la consulte de Sant’Antonu de Casabianca qui élit Pascal Paoli général de la nation, sur les 16 Pieve seulement qui y participaient (sur 66), l’on n’y compta aucun délégué du sud.

En novembre de la même année, Pascal Paoli réunit une nouvelle consulte à Corte et affirme réserver une juste place aux sudistes qui ne répondent pas à l’invitation.

En septembre 1757 une contre-consulte, sous la présidence d’Antonu Colonna de Bozzi (parent d’Abbatucci) réunit les 4 Pieve du sud. Les participants, dont Jacques-Pierre Abbatucci, reconnaissent l’autorité du gouvernement de Corte mais décident de maintenir une grande autonomie du sud qui serait doté de son propre Conseil d’Etat, réalisant de ce fait un système fédéral dont ne pouvait s’accommoder Paoli.

Il est intéressant de noter que Colonna de Bozzi et sa sœur Bianca, depuis 1749 font le jeu de la France, Bianca s’est imposée comme l’agent de Louis XV, ne l’a-t-on pas surnommée la duchesse de Chevreuse corse ?

Paoli ne pouvant, par la force, imposer son autorité aux provinces du sud, adopta une attitude plus souple, essayant de contrecarrer la politique d’Abbatucci, se ménageant quelques alliés, ainsi Santu Folacci à Suaredda, Antonu Peretti à Lévie et même à Zicavo avec Simon Peretti.

Ce modus vivendi se poursuivit jusqu’en 1763, date à laquelle une consulte réunie au couvent d’Ornano pour étudier les problèmes du Delà, élit Abbatucci lieutenant général sans en référer au Pouvoir Central. Mis devant le fait accompli, Paoli, feignant d’approuver, décide la perte d’Abbatucci.

En novembre de cette même année 1763, Paoli entreprit de visiter le Pumonti, il se rendit à Bastelica et à Cauro où Jacques-Pierre Abbatucci vint à sa rencontre accompagné d’une importante escorte. Paoli s’estimant menacé, trouva là le prétexte pour faire arrêter son rival.

Incarcéré à Corte, il ne sera libéré qu’en mai 1764 et à la condition de quitter la Corse dans un délai de 10 jours et pour une durée de 3 ans. Peu enclin à obtempérer, il décide de retourner à Zicavo d’où il écrit à Paoli lui demandant de révoquer l’ordre de bannissement au prétexte que les habitants de son village s’opposent à son exil.

Malgré le rejet de sa requête, Abbatucci se maintient à Zicavo, affichant son désaccord avec le Pouvoir Central, se ménageant des intelligences avec le parti français, n’hésitant pas à rendre visite au marquis de la Tour du Pin à Ajaccio, entretenant une correspondance avec le futur général Dumouriez.

L’attirance pour la France des Abbatucci n’est pas nouvelle. Déjà, le père de Jacques-Pierre, Séverin, avait été nommé Commissaire-Commandant de la pieve du Talavu par le marquis de Cursay, commandant des troupes françaises en Corse en 1748.

Dans le même temps, Abbatucci, s’efforce de rallier à sa cause la Rocca, s’appuyant sur les Matristes, s’alliant avec Martinetti de Ventiseri lui-même rallié au parti français.

En 1765 enfin, pressé d’en finir, Paoli fait marcher sur Zicavo une importante armée qui contraint Abbatucci à la reddition. Accompagné de son frère, Don Jacques, et de quelques intimes, il s’embarque pour Livourne en mars 1765 ; de là, il gagne Venise, puis la Toscane où il résidera quelques mois.

Revenant en Corse avec l’assentiment tacite de Paoli, il fait sa soumission et la réconciliation se fait à la condition de ne pas quitter le territoire national sans autorisation préalable. Paoli acceptera même d’être le parrain de son fils Don Jacques auquel on adjoindra le prénom de Pascal.

En 1766, le gouvernement de Corte nomme Jacques-Pierre Abbatucci commandant des provinces du sud avec Octave Colonna d’Ornano et Pierre-Paul Rocca-Serra comme adjoints.

L’action de ces provinces fut déterminante quand la levée en masse décrétée le 22 mai 1768 contre les troupes françaises, permit à Abbatucci de remporter en octobre 1768 la victoire de Borgo sur les forces de Chauvelin.Volant de succès en succès, il stope la marche des troupes de Grandmaison et contraint Narbonne à battre en retraite.

Après la défaite de Ponte Novu, le 8 mai 1769, c’est Abbatucci qui protège la retraite de Paoli jusqu’à Porto-Vecchio d’où ce dernier s’embarquera pour Livourne après avoir appris le ralliement à la France de plusieurs chefs corses dont Petriconi, Buttafoco, Gaffori, Colonna d’Istria et Durazzo.

Abbatucci, lui, n’alla faire allégeance à Ajaccio au roi de France qu’après le départ de Paoli.

Le nouveau pouvoir, prenant en compte l’influence dont bénéficie cet officier dans le sud de la Corse, le nomme dès le 1er septembre 1769 capitaine des dragons avec le rang de lieutenant-colonel.

C’est ainsi que Marbeuf écrit à Choiseul « Abbatucci a de l’esprit et du crédit, je ne le connais pas trop, mais il faut quelqu’un de l’au-delà des monts qui ait prépondérance. Il a tenu tête à Paoli, je m’apppliquerai à le connaître et à le gagner ».

En 1770 élu député à l’Assemblée des Etats de Corse, il est dans le même temps promu lieutenant -colonel ; affecté au Provincial Corse nouvellement créé et chargé des opérations de répression du banditisme.

Les relations avec Marbeuf se dégradèrent quand celui-ci ordonna à Abbatucci de monter une expédition punitive dans le Fium’Orbo, il refusa de procéder aux exécutions sommaires exigées, tout en réussissant à pacifier la région.

Cette attitude conforta sa réputation d’opposant à la politique d’assimilation, ayant de plus refusé l’abrogation des « Statuti Civili e Criminali » octroyés par Gênes au XVI siècle, tenant compte dans une certaine mesure de dispositions coutumières. Il fut accusé d’être l’auteur d’un pamphlet anti-français « La Corsica a i suoi figli » distribué lors de la tenue des Etats en 1777. Soupçonné également d’être inféodé à Narbonne qui menait cabale contre Marbeuf, il n’en fallait pas plus pour que ce dernier jura sa perte.

Le prétexte lui est fourni à l’occasion d’un meurtre commis dans le Talavu début 1778. Une incroyable machination est alors ourdie ; rien n’y manque, ni faux témoins, ni subornation, ni rétractations, ni fausses accusations.

Le 25 mai 1779 venu à Bastia pour l’ouverture des Etats comme député de la Noblesse, il est arrêté, relevé de son commandement et emprisonné. Le 5 juin un jugement le condamne à 9 ans de galère, à être fouetté et marqué au fer.

Cette sentence provoqua un grand trouble dans toute la Corse. Le jour de l’exécution, la ville de Bastia prit le deuil. Le Provincial corse, prêt à se soulever, fut consigné dans ses quartiers. Aucun corse n’assista au supplice et le bourreau refusa de lui faire subir la peine de la marque. Embarqué pour Toulon sans cesser de clamer son innocence, il fera 3 ans de bagne.

Enfin, par arrêt du conseil du Roi (23 mars 1782) le jugement de Bastia est cassé, l’affaire renvoyée devant le parlement d’Aix. Abbatucci est libéré. Une sentence rendue le 20 juillet 1786, confirmée par un arrêt du parlement de Provence, déclare le sieur Abbatucci innocent et le réhabilite.

Le curé de Guitera à l’origine de cette sombre affaire fût quant à lui condamné à être pendu et étranglé après avoir fait amende honorable.

Le 1er janvier 1787, Jacques-Pierre Abbatucci retrouve son commandement, réintégré dans son grade de lieutenant-colonel, il est fait Chevalier de l’Ordre de St-Louis le 6 septembre 1789.

Au moment où éclatait la Révolution, Jacques-Pierre Abbatucci se trouvait en France où il avait conduit son deuxième fils, Jean-Charles, le futur héros de Huningue, à l’Ecole Militaire de Metz.

Rentré rapidement en Corse, il est aussitôt proclamé colonel général de la garde nationale des Pieve du sud. Mis à la retraite par la Constituante le 1er mars 1791, il est cependant nommé maréchal de camps en même temps que commandant des gardes des cantons du Talavu et Bastelica.

Paoli, rappelé par la Constituante, revient en juillet 1790, affichant ouvertement son hostilité à Abbatucci. Il le fait battre aux élections des représentants à la Convention en septembre 1792.

La rupture sera consommée lorsque Paoli s’opposant à la Convention fit appel aux anglais et finit par être déclaré hors-la-loi (juillet 1793).

Depuis Zicavo, Abbatucci organise la résistance anti-anglaise. Il y reçoit les envoyés de la Convention conduits par l’adjudant général Mariani et le capitaine Cotti.

Les Anglais, chassés de Toulon en décembre 1793 par Bonaparte, occupent St-Florent (février 1794), bombardent et s’emparent de Bastia (mai 1794). Le vent semble tourner en faveur des anglais, peu à peu les partisans d’Abbatacci l’abandonnent au profit de Paoli.

Une expédition est alors montée entre Zicavo. Abbatucci, contraint à la retraite, abandonne sa demeure qui est pillée par les paolistes avant qu’ils tentent de la faire sauter. En juillet, nouvelle attaque. Nacienza Leccia, jeune épouse de Pasquinu Abbatucci, fils aîné de Jacques-Pierre, défend seule, aidée de quelques parents, la vieille maison, empêchant par un feu d’enfer les assaillants d’y pénétrer jusqu’à ce qu’ils mettent le feu à la toiture.

Embarqués à Campo-Moru, Abbatucci et les siens parvinrent à Calvi, tenue par les républicains. La ville, assiégée bientôt par les Anglais, résiste du 20 juin au 5 août 1794.

A cette date la situation s’étant aggravée, eu égard aux moyens réduits de la garnison, le général Abbatucci, négocie avec le général anglais Stuart une reddition honorable. Il obtient la sortie armée de ses hommes, tambours battants, pour être embarqués sur des bâtiments britanniques à destination de Toulon où son fils, Séverin, 19 ans, succombe aux graves blessures reçues pendant le siège de Calvi.

Réfugié à Marseille, il y apprend que la consulte de Corte (juin 1794) a décidé d’unir la Corse à l’Angleterre et l’a déclaré « infâme et traître à la patrie ».

Après un long et difficile séjour dans la cité phocéenne, il est nommé général de brigade à l’armée d’Italie commandée par Bonaparte. Peu après, en 1796, il est nommé général de division ; mais en raison de son âge (73 ans) il sera dispensé de faire campagne et sera affecté à Aix où il exercera un commandement territorial.

En décembre 1796, il se retirera à Zicavo. La fin de ses jours, assombrie par la perte de trois de ses fils, nés d’un deuxième mariage, fut exclusivement consacrée aux affaires du village.

Il mourut le 17 mars 1813 à l’âge de 90 ans, sans souffrances, après une vie extrêmement aventureuse.

Il épousa en deuxième noces la fille de Mannuedu Costa d’Ajaccio d’où :

-Pasquinu, confident de Jérôme Bonaparte,

– Jean-Charles, tué à Huningue en 1796 (26 ans, général),

– Antonu tué en Egyte en 1798 (24 ans, chef de bataillon),

– Séverin, mort en 1794 à Toulon.

Antoine LECCIA

Décembre 1998

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