MAITRE VINCENT DE MORO GIAFFERI
GRANDE FIGURE CORSE DU BARREAU FRANÇAIS
Henri ROSSI
Mars 1986
Lors du Congrès de la Confédération syndicale des Avocats qui s’est tenu à Bastia du 19 au 21 mai 1983, son président, Maître Lionel LEVY, a initié ainsi son discours d’ouverture:
« Le Corse qui nous accueille est chère aux amoureux de la liberté. Son secret ? Il y a plus de deux siècles, le genevois Jean-Jacques ROUSSEAU le découvrait, et, il y a une quinzaine d’années Monsieur Paul ARRIGHI, homonyme et cousin d’un illustre confrère, dans un passionnant ouvrage l’expliquait avec une certaine fierté. Fait unique en Europe et en Méditerranée, dès les débuts de l’Histoire aucun homme n’y fut esclave. Aucun colonisateur n’y asservit son prochain ; aucune féodalité n’y superposa ses seigneurs, ses vassaux et ses serfs. Peuple libre, libre association d’individus ou de familles pour qui nulle richesse au monde ne comptera plus que l’honneur.
Quelle autre tradition pouvait permettre à cette île modérément peuplée de donner le jour à tant de destins individuels, à tant de vocations libérales, à tant de César CAMPINCHI, de MORO-GIAFFERI, de Paul ARRIGHI, de Raymond FILIPPPI, de Marc GRECO pour ceux du continent, et pour ceux qui y sont restés, Hyacinthe de MONTERA, Tito BRONZINI de CARAFFA et tant d’autres de Bastia ou d’Ajaccio, sans oublier, que sa modestie me pardonne, le sage de CORTE qui tient à Paris un cabinet secondaire, je veux parler de Jean-Baptiste SIALELLI »
S’il est vrai que, pour pallier la redoutable nécessité de l’option, l’homme se détermine en cédant à la tentation la plus forte, je dois à la vérité de confesser ma propre succombance lorsque, au sein de cette éclatante pléiade et dans la perspective de cette modeste causerie, j’ai dû faire choix sans exclure et préférer sans sacrifier. Il a suffi, pour cela, de me souvenir que, dans le monde entier, notre Corse natale fut honorée en la personne d’un de ses orateurs les plus prestigieux : cet incomparable génie du verbe que fut Maître Vincent de MORO-GIAFFERI.
Sans doute, eussé-je aimé à approcher davantage, pour en mieux connaître les traits à peine entrevus lors de mon stage au barreau d’Aix, il y a plus de 30 ans, cette noble et puissante figure dont, plus encore que le contour biographique fatalement évanescent, je m’en vais essayer de tracer le profil intellectuel, car seul, il perdure dans la mémoire des hommes. N’est-il pas vrai, pour citer VALERY, que « ce qu’il y a de plus important – l’acte même des Muses – est indépendant des aventures, du genre de vie, des incidents et de tout ce qui peut figurer dans une biographie » ?
Certes, bien des choses ont déjà été dites et écrites sur Vincent de MORO-GIAFFERI. Mais, l’homme était d’une telle dimension caractérielle, d’une telle richesse chromatique, bref, d’une telle originalité, qu’achever son portrait paraît une gageure.
Quoi de plus tentant, dès lors, pour celui qui vous parle, que de surprendre à son tour le grand MORO dans le déploiement de son incommensurable talent, de forcer le secret de sa mécanique intellectuelle, de déchiffrer l’énigme de ses procédés oratoires, mais aussi de puiser dans l’éclectisme de son répertoire l’anecdote amusante qui fait tressaillir d’aise quand on se la rappelle ?
Si tant est que dans l’esprit des vivants le souvenir des morts se perpétue grâce à l’évocation de leurs paroles, de leurs attitudes ou de leurs idées, puisse la mémoire de l’avocat célèbre, dont va m’échoir l’honneur et le plaisir de vous entretenir, trouver dans mon propos un modeste instrument de sa pérennité.
La parole, Vincent de MORO-GIAFFERI la prend, pour la première fois et sans qu’on la lui donne, le 6 juin 1878 à PARIS, à l’instant même où, dans une loge de concierge, il improvise précipitamment sa naissance ! Car, c’est au flanc de la butte Montmartre, entre le Sacré-Cœur et le Moulin-de-la-Galette, là même où le paganisme moderne conduit sa fête étourdissante que, par le plus railleur des hasards, va commencer sa vie celui dont un illustre ancêtre sut faire don de la sienne pour défendre la foi et l’honneur de la Corse !
Je veux parler de l’ancien Général du Roi de Naples, Agostino GIAFFERI, fils du héros de la Révolution Corse, Don Luiggi GIAFFERI et vénérable Chef de file de la malheureuse et symbolique insurrection de la « Crocetta » consécutive à l’arrestation, en 1798, des prêtres réfractaires de l’Ile sur ordre du Directoire.
Dès la communale et à la manière de Gavroche, le jeune Vincent excelle dans l’art de dégonfler les baudruches sociales d’un pétulant lazzi, car, hugolien dans l’âme, déjà « cet être braille, raille, gouaille, bataille, a des chiffons comme un bambin et des guenilles comme un philosophe » C’est là toute sa fortune ; les temps sont durs et modeste la solde d’un père, employé à l’Administration des chemins de fer. Qu’importe !
Après un court séjour chez les Maristes de Senlis, l’obtention d’une bourse lui donne accès au Collège Rollin puis au Lycée Louis-le-Grand où, à quinze ans, il desserte sur le Déterminisme.
« Le Déterminisme ! Les causes finales ! La responsabilité humaine ! Le seul problème ! Il est vrai – dira-t-il -que j’aurais pu l’entreprendre plus tôt, comme il eut été indifférent de l’entreprendre plus tard ! Je m’y applique encore aujourd’hui et n’ai rien résolu »
Ici et là, la vivacité de son intelligence et l’étendue de ses connaissances lui assurent l’estime de ses maîtres qui n’en déplorent pas moins son dilettantisme frondeur. Ne lui reproche-t-on pas de rester au deuxième rang quand il pourrait facilement parvenir au premier ?
Or, quoi de plus passionnant, pour l’heure, que de caricaturer les grincheux barbacoles ou de savourer la lecture clandestine des « Châtiments »! Ne se veut-il pas Romantique et Dreyfusard ?
Il n’en termine pas moins brillamment ses études secondaires et s’inscrit à la Faculté de droit. Ah, quelles belles années que celles de sa vie estudiantine ! « Combien la misère -confessera-t-il plus tard – était légère à nos épaules ! J’avais dix-huit ans. Il n’était pas question que l’avenir pût m’échapper. Un magnifique optimisme auréolait toute chose. J’avais les yeux rieurs et les dents longues, un appétit de reître »
Encore maigrichon, l’œil vif, la moustache candide, le voilà qui séduit à force de paroles ; ardent et généreux, il subjugue, il entraîne car déjà son talent force la conviction. Bonapartiste, il s’en faut qu’il ignore le Code Napoléon ; tout le droit des contrats lui devient familier car pour se sustenter force lui est de gratter du papier et c’est dans l’Assurance qu’il apaise sa faim.
Cependant, sur les conseils de son camarade Paul Boncour qui lui reproche son existence dispersée, il succède à Anatole de Monzie dans les fonctions de saute-ruisseau chez l’Avoué Vilastre, exigeant basochien mais fin procédurier.
Sa licence obtenue, il se rend aux abjurgations d’un vieil oncle Hyacinthe de Montera, avocat général à Bastia et ci-devant défenseur du célèbre bandit d’honneur Bella Coscia, car le métier d’avocat exalté par un tel maître va prendre à ses yeux d’adolescent, « caractère de chevalerie »
C’est ainsi qu’à vingt ans il prêtera serment. « Avocat, comment vous dire le trac de ma première plaidoirie ? Au fait, pour vous en convaincre, venez donc m’entendre demain. A trente-sept ans de distance, je retrouve mon émotion des premières fois toute pareille », avouera-t-il à un chroniqueur.
Deux ans plus tard et déjà apprécié par ses confrères du barreau parisien, il accède au poste de septième secrétaire de la Conférence du stage. Nous sommes en 1900 et le siècle s’achève sur une promotion qui ne compte pas moins de cinq futurs ministres dont son brillant major : le grand Léon Bérard : mais il s’achève aussi sur une autre élection tout autant remarquée :celle de Vincent de Moro-Giafferi à la présidence de la Conférence Molé-Tocqueville, distingué séminaire des rhéteurs politiques.
Oui, déjà le tribun perce sous l’avocat ! Ne porte-t-il pas la contradiction à des orateurs en renom ? Ne s’attaque-t-il pas à Jaurès lui-même ? C’est qu’il ne craint personne et jamais n’oubliera que « le mot, c’est le verbe, et le verbe, c’est Dieu ! »
Mais plus encore que la tribune, la barre le captive, le séduit et l’inspire. Ne s’y fait-il pas remarquer en plaidant pour Henri Rochefort ? Il ne tardera pas à y trouver la consécration en défendant le redoutable Bonnot, Robert Dieudonné, Raymond la Science, ces « bandits tragiques » que l’opinion publique a déjà condamnés.
La guerre, cependant, interrompt une aussi prometteuse carrière. Dès 1914, Vincent de Moro-Giafferi, quoique réformé temporaire, souscrit un engagement volontaire et rejoint successivement trois zones de combats : Charleroi, Verdun, Salmonique ; autant de blessures, autant de citations. Puis, le rapatriement, le retour au Palais et à la politique.
Aux élections législatives de 1919 il est, comme il se doit, l’élu de ses compatriotes. Moro, Député de la Corse ! Quoi de plus beau pour lui que ce titre, secrètement envié depuis longtemps et qu’il recueille avec des transports de reconnaissance.
La politique rejoint-elle le judiciaire ? Soit ! Il sera l’avocat du sénateur Humbert et de l’ancien ministre Caillaux. Et le glorieux « poilu », issu tout frémissant encore de la grande fournaise, de faire retentir sous les voûtes du Luxembourg cette hallucinante péroraison :
« Messieurs de la Haute Cour, jugez. Jugez, afin que nous, qui dans la société médiocre et vieillie voulons conserver encore quelque chose, nous puissions dire à l’impatience des révoltés que notre civilisation connu la beauté qui sauva la justice ! Mais, prenez garde, nous vivons une époque tragique, un salpêtre flotte dans l’air qu’on respire. N’allumez pas les bûchers, leur flamme n’éteint pas le flambeau solitaire, mais elle se répand, gagne de proche en proche, et si le vent se lève, elle emporte soudain et la forêt mouvante et la ville endormie, la branche passionnée et la pierre imbécile ! «
Dès lors sa renommée ne connaît plus de frontière et ses collaborateurs de répit : après l’indéfendable Landru, le triste sire de Gambais, il assiste tour à tour des femmes du monde : Mesdames Weiler, Bessarabo, épouses meurtrières, Arlette Stavisky pour laquelle dira-t-il « on a ressuscité la loi barbare des soupçons qui, ne pouvant se résigner à leur impuissance devant l’évasion de la mort, cherchaient une revanche dans l’holocauste des otages », enfin, des criminels marquants : de Reyssac, Grynspan.
Il renoue, entre temps, avec la politique ; réélu député de la Corse en 1924, il entre au Gouvernement Herriot en qualité de sous-secrétaire d’Etat à l’enseignement technique et y plaide, avec succès, le dossier de la formation professionnelle.
Mais la chute du ministère puis un échec aux élections de 1928 le cantonneront pendant près de quinze ans dans le seul exercice de sa profession : période particulièrement faste pour le grand Moro, parvenu au sommet de la célébrité.
N’est-il pas élu, avec beaucoup d’éclat, membre du Conseil de l’ordre des avocats à la Cour d’Appel de Paris ? Corse de naissance et de solidarité, Parisien d’adoption, Français patriote, Européen par la réputation, ne le voit-on pas se lever et parler partout où l’homme et la liberté sont mis en accusation ? La salle Wagram résonne encore de sa terrible apostrophe à Goering, tandis qu’on croit l’entendre évoquer devant les jurés de Versailles, l’éducation nazie d’un Weidmann, sept fois assassin, et plaider – car il est en défense – contre la peine de mort en rappelant qu’avant lui Victor Hugo l’avait déjà « vouée à l’exécration des hommes »
Les véritables incendiaires du Reichtag, eux, n’oublieront pas ces accusations lancées à la face du monde ; aux heures sombres de 1940, ils se hâtent au domicile de Moro mais ne l’y trouvent plus. Pressé par ses parents, ses amis, il fait route vers le Midi de la France, vers Aix-en-Provence, où ses confrères l’accueillent et s’honorent de plaider à ses côtés pendant près de trois ans. Mais la soldatesque allemande ayant franchi la ligne de démarcation, il n’a qu’un pas à faire pour se mettre hors de portée et le voilà en Corse, dans son village du Cap, à Brando, près de Bastia, échappant pour un temps à l’action, à la vie
Est-ce au contact de ses compatriotes qu’il reprendra goût à la politique ?
Cela n’est pas douteux, puisque aussitôt après la libération, il retourne au Parlement, cette fois comme représentant de ce bon peuple de Paris, qu’il connaît et qu’il aime. Ses qualités, sa compétence le désignent pour présider la Commission de la Justice ; elles lui vaudront aussi, le 15 mai 1956, d’être élu par ses pairs, Président de la Haute Cour !
Flatteuse promotion, mais aussi suprême hommage pour celui qui, au contact quotidien du malheur et de la déchéance, a déjà appris à juger avec une indulgente sérénité et un cœur généreusement humain. Pénétré autant de la dignité de ses fonctions que de la noblesse de sa mission, prouvant qu’il eût été un très grand magistrat, il offrira bientôt à ses contemporains, le « spectacle magnifique et hautain d’une justice qui sait que sa vraie grandeur est dans son équilibre, dans sa réflexion, dans sa pitié ! »
Au centre des débats, il domine, il s’élance, il atteint les sommets puis, sans humilité, s’en retourne à grand pas.Vibrante et nuancée, sa voix s’adapte, se transforme, se nourrit de silences et déferle à nouveau, éclatant en saillies. Torrent impétueux qui bouillonne et pétille, la plaidoirie l’emporte puis l’exalte, l’inspire. Çà et là dispensés avec une incroyable habilité et une grande fierté de touche, les arguments se forgent au feu de son talent. Tantôt impertinent mais sans irrévérence et tantôt goguenard sans être facétieux, il émaille le drame de ces bons mots qui fusent en étincelles pour être colportés. Enfin, bombant le torse, le geste évocateur, d’une large envolée il devient pathétique ; autocrate du verbe, ardent et théâtral, voyez-le s’émouvoir, voyez-le s’indigner puis, presque à demi-voix, implorer la pitié, véhément tout à l’heure, maintenant suppliant. Et c’est, dans une grande pureté de langue, la frémissante péroraison : enflant le ton, usant avec éclat mais sans grandiloquence d’une apostrophe sublime et péremptoire, il s’élève dans l’éclair de l’immense et, dans une apothéose surhumaine, atteint brusquement au génie !
Dans ses « Dialogues sur l’éloquence « Fénelon a écrit : » les avocats les plus estimables sont ceux qui exposent nettement les faits, qui remontent avec précision à un principe et qui répondent aux objections suivant le principe. Mais où sont ceux qui possèdent le grand art d’enlever la persuasion et de remuer le cœur de tout un peuple ? »
Ce grand art, Vincent de Moro-Giafferi a eu, sans doute le rare privilège d’en recueillir l’invisible semence. Mais, dès le stage, il ne néglige rien qui soit de nature à embellir, à conforter sa faculté verbale naturellement féconde. Si bien qu’une connaissance approfondie, depuis longtemps acquise, des règles grammaticales et un respect absolu de la syntaxe engendreront chez lui une pureté de langue et d’expression rarement atteinte : tantôt libres, tantôt esclaves, les mots vont naître sur ses lèvres sans l’ombre d’une impropriété, respectueux de l’ordre et de la proportion. Ajoutez à cela l’observation constante d’une discipline dialectique : joignez-y l’harmonieuse alliance d’une vive intelligence et d’une mémoire prodigieuse, d’une psychologie pénétrante et d’une extrême sensibilité et ce talent princier n’aura daigné vous faire que quelques confidences !
Car l’éloquence, c’est tout ou rien. Et, si elle est tout, ne se doit-elle pas nourrir de culture, de vérité, d’indépendance et de courage ?
Si tant est que la belle éloquence jaillit plus aisément d’un esprit cultivé que seule la somme de ses acquisitions fait l’homme disert et le distingue du bavard impénitent, Moro ne tarde pas à réaliser qu’un bon avocat ne doit jamais être pris au dépourvu et qu’il lui appartient, pour cela, de toujours étendre un savoir où la connaissance du droit a sa place, mais rien que sa place. Et, pour s’en faire une règle, il aime à rappeler, du grand Dupin Aîné, le précepte suivant : « Humanités, sciences, littérature, histoire, droit, pratique, aucun genre d’étude et de science ne doit être étranger à l’avocat. Il faut qu’il ait, disait-il, ce que Ciceron appelle « omnium rerum magnarum atque artium scientiam ».
Améliorer sans cesse la somme de ses connaissances, situer avec toujours plus d’exactitude un dossier sur le plan historique, politique ou social, c’est, pour Moro, satisfaire à un devoir de conscience. Au reste, n’a-t-il pas le souci du travail bien fini, du détail apparemment négligeable mais jamais inutile ? Songez qu’en préparent la défense de Weidmann il aura soin d’étudier, toute une nuit durant, plusieurs ouvrages scientifiques sur « le Crime germanique » ; que pour tenter de sauver la tête de Landru il puisera – aidé en cela par son excellent collaborateur, Maître Navières du Treuil – dans les arcanes du droit civile, des éléments lui permettant d’invoquer en faveur de son mystérieux client une théorie assurément osée pour l’époque : celle de « l’absence » ! « La loi vous demande un acte de décès » lancera-t-il à l’adresse des jurés, qu’on vous en produise un seul et je vous livre mon client ! Il n’y a pas de décès alors, au nom des lois qui nous régissent, ne nous accusez plus d’avoir tué des femmes qui ne sont pas mortes ! »
Ecoutez-le, enfin évoquer l’histoire locale et l’archéologie pour susciter dans l’esprit des jurés toulousains un doute sur l’état mental de son client, infanticide qu’un collège expertal a pourtant reconnu pleinement responsable en dépit de séquelles crâniennes consécutives à une blessure de guerre : « Habitants de Toulouse, vous aviez dans votre ville un clocher qui faisait l’admiration du monde entier : c’était le clocher de la Dalbade ! A un moment donné une fêlure est apparue dans ce clocher et le vénéré pasteur de votre cathédrale s’est empressé de signaler le fait aux Pouvoirs Publics ; envoyés par le Ministère des Beaux-Arts, trois experts sont venus, tous titrés, tous décorés, d’une compétence reconnue ; ils ont examiné consciencieusement le monument et ont conclu que votre clocher était solide ; on les a raccompagnés au train avec des remerciements, des félicitations, des fleurs et des couronnes. Ils sont repartis contents, tranquilles et rassurés. Trois jours après le clocher s’effondrait. Voilà, Messieurs, ce que c’est qu’une expertise ! » Impression purement physique ou miracle d’un art véritable, le coup est porté et l’expertise définitivement discréditée dans l’esprit des jurés !
Certes, le tempérament mobile et passionné de notre personnage fait que l’improvisation constitue une forme essentielle de son art oratoire. Ne sera-t-il pas, tout au long de son existence, un improvisateur impénitent ? Ne s’évertuera-t-il pas, dans le plein épanouissement de sa faculté verbale, à toujours ébaucher et finir dans le même temps, à satisfaire d’un même jet l’imagination et la réflexion, à créer et à suivre le raisonnement en même temps que l’expression sans pour autant jamais sombrer sur l’écueil de la confusion ? Sans aucun doute. A preuve, les sténos conservées de Moro « bonnes pour l’impression et sans retouches » à la lecture desquelles Georges Dirand et Pierre Joly ont pu écrire : « il commence sa phrase par une inversion vertigineuse, ouvre une parenthèse de trois lignes, n’oublie pas de la refermer, s’interrompt pour qu’on pousse un vasistas dont le petit air frais lui est désagréable, remercie, reprend sa phrase au même mot et au même diapason, glisse un ou deux imparfaits du subjonctif et retombe sur ses pieds à la sortie ! »
Mais si, faisant confiance à la promptitude et à la vivacité de son esprit autant qu’à la complaisance de son débit, il lui arrive de céder à une excitation verbale, il n’oublie pas de tempérer sa création d’une rigueur nécessaire au raisonnement, lui-même tiré des éléments du dossier.
N’avoue-t-il pas, sans retenue : « j’improvise toujours dans la forme ; mais, je ne me risquerai jamais à l’improvisation sans connaître le moindre détail de mon dossier, fut-il juridique, littéraire ou artistique ; je veux être avocat, conférencier, critique d’art, mais lorsque je m’engage c’est du solide, je ne badine pas, je ne cherche pas à piper des dés »
Cependant, si l’on pourrait dire à propos de Moro-Giafferi qu’on n’avait « qu’à le toucher sur un point, qu’à lui donner la note, et le merveilleux clavier répondait à l’instant pour toute une sonate », son tumulte et son imagination dérouteront parfois son éloquence cicéronienne vers une emphase nullement justifiée par la banalité d’un procès.
Plaide-t-il en Correctionnelle pour un compatriote victime d’une escroquerie ? Surprenons-le dans l’envolée de cette grandiloquente prosopopée : « Barons de la finance, laissez donc la Corse à sa pauvreté, parfois à sa misère ! Les eaux pures qui la baignent ne conviennent pas aux requins ! » Autres temps, autres mœurs ! Se présente-t-il à la barre du tribunal civil de Calais aux intérêts d’assurés en conflit avec une Compagnie anglaise ? Ecoutez-le rugir tel un tonitruant Falstaff : « Bourgeois de Calais, rentrez dans vos demeures ! non, vous ne voudrez pas venir en chemise et la corde au cou vous soumettre aux exigences de cette compagnie d’avides insulaires ! »
Nous ne pouvons, en citant ces exemples de génération spontanée oratoire sans rapport écologique avec le lieu de son élection, nous empêcher d’évoquer la juste observation de Marivaux : « Quand une fois l’imagination est en train, malheur à l’esprit qu’elle gouverne ! »
Est-ce à dire que dans son tourbillon irrésistible cette impulsive verbomanie a pu entraîner son auteur à commettre quelque négligence de langage ou de style ? Jamais ! Car, pour absorbé qu’il soit par sa pensée, pour solennelle ou familière que puisse être l’expression de celle-ci, Moro respecte encore la rigueur syntaxique et veille à ne point violer la correction formelle. Et c’est là, de sa part, beaucoup plus qu’un contention d’esprit permettant d’exprimer aussi élégamment que possible l’idée la plus audacieuse ; c’est une preuve d’honnêteté vis-à-vis de lui-même mais, encore et surtout, vis-à-vis d’un auditoire, fut-il le plus ignorant, de la confiance duquel nul ne saurait davantage abuser qu’un avocat offrant le spectacle navrant d’une éloquence judiciaire profanée.
Car, bien que conçue pour émouvoir ou séduire, cherchant moins à convaincre qu’à bien persuader, une telle éloquence ne se peut concevoir, à son sens, autrement que légitime, autrement que conforme aux conceptions platoniciennes, c’est-à-dire génératrice à la charge de l’orateur d’une obligation de probité.
Aussi, convaincu que l’avocat se doit, par état, de cultiver l’honnêteté jusqu’à l’irréprochabilité, il se refusera toute sa vie à soutenir ce que, dans le fond de sa conscience, il estimera contraire à la vérité, à la justice.
Certes, il se trouvera un journaliste pour lui poser, peu de temps avant sa mort, cette inévitable question : « Vous savez que vous défendez parfois des criminels dont les excuses sont fallacieuses ; parfois, une innocente partie civile s’effondre devant votre éloquence ; aucune inquiétude de conscience ne s’oppose-t-elle en vous à votre intervention ? et Moro de répondre : « Je n’ai pas de cas de conscience ! J’ai derrière moi une longue expérience. Je fus toujours la défense. Mais je confonds volontiers la défense avec la justice. Il n’existe pas d’homme, si odieux soit-il à nos yeux, qui n’ait droit à être défendu – et sincèrement défendu par un autre homme. Que sommes-nous ? Je ne fais pas de différence fondamentale entre « eu », les maudits, et nous, qui avons des chances dont ils ont ignoré le bénéfice. Si je défends un criminel, je n’ai rien à forcer – humainement; Car je suis, juste, le don Quichotte d’un malheur – que personne – (certes pas moi) ne peut, peut-être, saisir dans sa racine et sa prolifération monstrueuse ».
A ses collaborateurs successifs, corses pour la plupart : Navières du Treuil, Gistucci, Marcel Kahn, Jacques Saillard, Paoli, Bruni, Galetti, Fontana, à ses propres fils Jean et Pierre qu’il associe à son travail de cabinet, il se fait un devoir de rappeler, avec Ferrière, que « les avocats doivent d’abord examiner si la cause est juste ou non et ne s’en charger qu’au cas qu’elle leur paraisse soutenable, quelque instance qu’on leur fasse de s’en vouloir charger ».
Si bien qu’à toute personne qui le priera de plaider ce qu’elle sait être une mauvaise cause en ajoutant, tout naturellement : « votre talent est assez grand pour combler tous les vides », il répliquera chaque fois : « si c’est pour le bonneteau, cherchez ailleurs !
Et, cet aristocrate du Verbe de céder d’autant moins à ce genre de sollicitation qu’il dédaigne ostensiblement les nantis, les pourvus, toujours prêts à payer d’un habile sophiste la captieuse éloquence.
D’instinct, il préfère les pauvres. Fidélité au souvenir d’une jeunesse indigente ou sympathie profective pour les humbles, les besogneux ? Quoiqu’il en soit, sa générosité est telle à l’égard de ces derniers que ses collaborateurs étonnés lui demandent sans cesse : « mais pourquoi perdez-vous tant de temps avec des gens qui ne vous rapportent rien ? » Et le Maître de répliquer, non sans une pointe d’émotion : « Pourquoi ? Parce que si le pauvre à un bon procès, j’ai plus de joie à l’aider à triompher, et que, si son procès est mauvais, j’ai plus de satisfaction à le convaincre de ne pas persévérer dans une erreur qui pourrait être ruineuse ! »
En présence de ces petites gens, il aime à rappeler, lui que l’amour du panache rend souvent si altier, qu’aucun blason, aucun titre nobiliaire n’orne la particule qui précède son nom. Mais si, selon le mot de Vauvenargues, la noblesse est la préférence de l’honneur à l’intérêt, alors, oui, il se vaut noble, de cette noblesse sensible dont il possède, ô combien, tous les quartiers : la loyauté, la fidélité, l’indépendance, le courage
Autant de qualités qui font que son éloquence trouve sa définition et sa justification dans cette formule, sans doute académique mais belle, de Maître Maurice Garçon : « Elle est l’art de convaincre, pratiqué par un honnête homme, pour une fin morale à laquelle l’orateur croit, sans faire de concession à la commune opinion si elle lui paraît critiquable ».
De concessions, Moro n’en fait qu’à sa conscience. Car, farouchement indépendant, il entend rester libre à l’égard du Pouvoir, de l’Opinion, des Tribunaux et même de ses propres clients !
Ne s’insurge-t-il pas contre les préjugés qui transforment un procès défendable en cause désespérée ? Ne le voit-on pas dénoncer, comme seul il sait le faire, l’opinion passionnée, l’hypocrite arbitraire ou bien, avec sang-froid, démasquer l’imposture ?
Ecoutez-le, lors du procès de la « bande à Bonnot », flétrir cette opinion qui gouverne le monde et réclame des têtes :
« L’opinion publique délibère à vos côtés ? L’opinion publique est parmi vous ? chasse l’intruse ! C’est elle qui, au pied de la croix, criait : « Crucifie-le » ; c’est elle qui, d’un geste de la main renversée, immolait le gladiateur agonisant dans l’arène ; c’est elle qui applaudissait aux autodafés d’Espagne, comme au supplice de Calas ; c’est elle enfin, qui a déshonoré la Révolution Française par les massacres de Septembre, lorsque la farandole ignoble accompagnait la Reine au pied de l’échafaud ! »
Ainsi parle Moro ! Ainsi parlera-t-il encore à l’occasion de deux procès politiques retentissants : ceux de Charles Humbert, « l’homme de la guerre », et de Joseph Caillaux, « l’homme de la paix », qu’avant même l’ouverture des débats une opinion publique, traumatisée par quatre années de deuils et de souffrances, a cloués sans pitié au pilori des traîtres et de l’ignominie.
N’est-ce pas au cours du premier de ces procès que, bravant la multitude haineuse, et à la manière d’un sanglier corse chargeant dans le bruit des feuilles froissées du lyrisme, il fustigera d’un geste ô combien audacieux, l’irrespect de la légalité, en arrachant sa robe et en la jetant, en pièces, aux pieds d’un Conseil de guerre alarmé, en même temps qu’il s’écriera :
« Soldats qui m’écoutez, nous sommes en France, nous sommes libres, l’effort tenté par la barbarie contre la pensée de Voltaire et de Beaumarchais, s’est brisé sur la Marne, dans la Somme sur l’Yser. Le bonnet de la plèbe a triomphé du casque. Déjà l’humanité toute entière s’éveille au chant glorieux du coq sur le clocher intact. Soldats qui m’écoutez, vous nous avez donné la victoire. Rendez-nous la justice ! »
Car, s’il n’ignore pas que « la liberté de la défense a pour limites nécessaires le respect pour tout ce que les lois et les bienséances publiques recommandent à ce respect », il sait aussi « qu’une noble véhémence et une sainte hardiesse » font partie de son ministère. Aussi, peu lui chaut le péril, l’impopularité, voire l’éventualité d’un revers de fortune, pourvu que, même déchirée, sa robe demeure celle d’un avocat sans esclaves et sans maîtres, à qui l’adversité ne pourra rien ôter parce qu’elle lui laissera toute sa vertu !
Mais, laissons-le parler :
« Comme la mante castillane, notre robe sévère cache parfois la pauvreté, qu’importe ! Confions à notre fierté le souci de notre noblesse ; si la défroque est usée, plutôt que de la vendre à l’apitoiement du fripier, j’aime mieux qu’elle se dresse orgueilleuse et dérisoire, en plein air, en plein vent et qu’elle fasse peur aux corbeaux ! »
Braver l’opinion, ne jamais transiger sur le chapitre de la vérité, se résoudre à déplaire si ce qui déplaît est l’expression de cette vérité et doit être dit, sont, pour Vincent de Moro-Giafferi, autant d’obligations de conscience qui ne se peuvent éluder.
Car, s’il a hérité des ancêtres insulaires un courage physique dont sa conduite au feu porte le témoignage, son amour passionné de la liberté, son sens intransigeant de la solidarité humaine comme sa défiance inductive contre l’iniquité qui rôde autour des jugements des hommes, l’inclineront à toujours s’opposer à l’arbitraire, à l’injustice, à l’oppression : triptyque monstrueux dont il ne cessera de proclamer l’insigne vanité.
Depuis Socrate, buvant la cigüe au milieu des réprouvés, dont le génie de Platon a rendu le nom immortel, s’écriera-t-il, jusqu’aux conspirateurs fraternels des Catacombes dont le sang répandu a fait jaillir dans le jardin des siècles les plantes spirituelles les plus vivaces, et les plus belles, c’est une loi permanente et d’ailleurs la plus juste, que l’Idée a toujours fait éclater les chaînes sous lesquelles ont voulait l’asservir, laissant ses agresseurs stupéfaits de leur échec dérisoire, comme l’enfant qui croyait éteindre le feu en projetant sur lui son souffle ingénu et s’étonnait ensuite de voir jaillir la flamme »
Aux premières manifestations des insolences hitlériennes, il sollicitera du gouvernement allemand l’autorisation de plaider devant les juges de Leipzig pour l’un des pseudo-incendiaires du Reichstag, le communiste Dimitrov. Bien sûr, cette autorisation lui sera refusée. Mais qu’à cela ne tienne ! Il plaidera quand même en plein cœur de Paris, Salle Wagram, d’où jaillira, mitraille de l’éloquence, cette apostrophe retentissante :
« si, pour les besoins de la politique, pour que les hommes soient étranglés en même temps que la liberté elle-même, si des innocents devaient balancer leurs corps au gibet, alors Goëring, prends garde à toi ! Je veux te répéter à la face du monde ce que j’ai dit déjà : l’assassin, l’incendiaire, l’auteur du crime du Reichstag, Goëring, c’est toi ! »
Puissante catapulte des élans passionnés, l’apostrophe est, parmi les procédés rhétoriques employés par Moro, celui qui, assurément, convient le mieux à son tempérament généreux et à la prodigalité de son souffle oratoire. Aussi son éloquence verbo-monitrice l’engendrera-t-elle toutes les fois que, sous l’effet d’une intense émotion, il trouvera dans l’interpellation ironique ou véhémente, le meilleur moyen de polariser son excitation verbale et d’exprimer spectaculairement la sincérité de ses sentiments.
Car cet homme, que la bonne foi, le devoir et la conscience inspireront toute sa vie, sait, comme Ciceron, qu’il n’est pas possible que l’auditeur soit sensibilisé et « amené aux larmes et à la pitié si toutes les émotions que l’orateur veut communiquer au juge ne paraissent pas empreintes et gravées comme au fer rouge dans la chair de l’orateur lui-même »
Mais si, donnant toute la mesure de son humanité, animant sa plaidoirie de son souffle ému ou passionné, Moro n’a point de maître dans l’art de dramatiser les débats, son esprit, son ironie, sa raillerie voire son badinage y vont créer des diversions aussi brusques qu’inattendues, de nature à transformer fort opportunément l’esprit de l’auditeur. Car ce génial orfèvre du verbe transcendant, ce magicien des mots qui exaltent et bouleversent, est aussi du caprice et de la fantaisie un modeleur adroit. Broyant à pleines mains pointes et moqueries, il fait de tous côtés claquer l’impertinence, gicler le ridicule, fuser l’hilarité, non point brutalement mais par touches subtiles, et doucement humaines. Egalement maître du sourire et des larmes, ne possède-t-il pas ce don de la plaisanterie et des bons mots que l’illustre défenseur d’Archias considérait comme « pleins d’agrément et souvent d’une grande utilité dans une plaidoirie » ?
De fait, le maniement de l’ironie, l’esprit de répartie, le sens de l’humour trouveront en Moro leur incarnation inoubliable. Et, si l’on a pu dire du célèbre Dupin : « Quand un mot le démange, il faut qu’il se gratte », semblable contention verbale ne se retrouve pas chez notre personnage, puisque, quand bien même la gravité apparaîtrait nécessaire à l’expression de ce qu’il croit être la vérité, il ne résiste point à la tentation de pimenter agréablement la tisane morale sachant comme Gourmont qu’ « il faut toujours du poivre dans cette camomille !… »
Rarement, celui que René Benjamin a appelé « Pierre-piaffe-et-rit » versera dans la farce et la calembredaine ; la gaieté de bon goût qu’à l’ordinaire il suscite avec cette gouaille française dont Maupassant a dit qu’elle est la moelle de notre race, provient tantôt d’une raillerie aux dépens d’autrui, tantôt d’une situation irrésistible, voire d’une mise en scène faite de contradictions et de ripostes dont très modestement il se gausse pour achever, sous les risées, l’adversaire qu’il tient dès lors à sa merci. Témoin cette anecdote : Moro défend, un jour, un accusé qui plaide non-coupable ; le ministère public a fait citer un témoin qui prétend avoir vu l’accusé sur les lieux et à l’heure du crime. « Mais enfin précisez ! » s’écrie Moro. Et l’autre de répondre : « je l’ai vu quand il s’enfuyait » – « Et vous le reconnaissez ? » poursuit Moro – « Parfaitement » – « Le connaissiez-vous avant la commission du crime ? » – « Non » ! » – « Et à aucun moment vous ne l’avez vu de face ? » – « Non » ! » Alors sortant de son gousset une montre imposante et l’exhibant de telle manière que lui seul en puisse voir le cadrant, Moro d’interpeller ainsi le témoin, « Voulez-vous, s’il vous plaît, me dire quelle est l’heure que vous voyez inscrite sur cette montre ?… »
Ne visant qu’à atteindre l’esprit et à y créer, par le contraste des mots et de leur sens véritable, un chatouillement intérieur, son ironie se traduira souvent par une sorte de « gaieté de l’indignation ».
Une femme est-elle accusée d’avoir assassiné son mari avec la complicité de son fils ? Moro les défend tous les deux aux Assises et commence ainsi sa plaidoirie : « J’ai cinquante ans de Barreau ! Jamais, Messieurs les jurés, plus que dans cette affaire, je n’ai ressenti la plénitude de la tâche de l’Avocat. Ne suis-je pas, aujourd’hui défenseur de la veuve et de l’orphelin ?… »
S’il professe pour les Magistrats, à l’estime desquels il n’est point insensible, le plus profond respect, déclarant à ses confrères : « ils jugent nos clients et ils le disent, mais ils nous jugent aussi et ne le disent pas », il n’en blâme pas moins le cas échéant les abus de fonction avec une aimable impertinence et des manières apparemment de bonne compagnie sous le masque desquelles une ironie acerbe lance ses traits mordants.
S’agit-il d’un Président de Cour d’Assises désireux d’interrompre une intervention de Moro et, devant l’insistance de celui-ci à poursuivre, d’invoquer son pouvoir discrétionnaire pour lui retirer la parole ? Alors, notre illustre avocat, superbe et de très haut : « Le propre du pouvoir discrétionnaire, Monsieur le Président, est qu’il ne soit utilisé qu’avec discrétion ! »
Ou encore, à l’adresse d’un magistrat réputé « à sens unique » dans certaines affaires, cet hommage insidieusement pétri d’insolence et d’urbanité : « Monsieur le Président dont tout le Palais admire depuis des années, à la fois l’impartialité et l’objectivité !… » Et puis cette géniale réplique à un Président de tribunal qui lui reprochait la citation d’un texte particulièrement obscur : « Monsieur le Président, l’obscurité d’un texte ce n’est jamais qu’un hommage discret rendu par le législateur à la sagacité du magistrat !… »
Mais, bondissant sous le trait, c’est vers l’Accusation que son esprit projette, le plus souvent, ces « lueurs minces et acérées qui traversent les ombres comme des lames de sabres ! « Ne s’écriera-t-il pas dans une affaire d’Assises : « Monsieur l’Avocat général, je vous prie de ne point oublier que si, dans cette enceinte, vous vous trouvez assis à votre siège de Ministère Public, à même hauteur que Monsieur le Président en son fauteuil, vous ne le devez qu’à une erreur de menuisier ! »
A l’égard de ses confrères il usera, à l’occasion, de cette fine raillerie qui est l’épreuve de l’amour propre ou de cette ironie condescendante dont il a le secret. Plaidant contre Maître Floriot devant la Cour de Paris et brusquement interrompu par son adversaire d’une manière donnant libre cours à son hilarité, il entend ce dernier lui déclarer : « Attendez donc Maître de Moro-Giafferi, vous rirez sans doute mieux tout à l’heure ! » et Moro de répartir, en lissant sa moustache : « Mon cher confrère, permettez, s’il vous plaît, que je prenne un acompte !… » Sans doute se souvient-il du mont de Talleyrand : « à Paris, les éclats de bombes blessent, les éclats de rire tuent ! »
Dans la salle des pas perdus un confrère attristé l’interpelle : « vous n’êtes vraiment pas chic, il paraît que vous déclarez à qui veut l’entendre que j’ai mal plaidé l’affaire X… », et Moro de protester : « Comme vous êtes injuste, mon cher ami, je suis le seul à ne pas l’avoir dit !…
Enfin, ô combien désarmante cette répartie à son confrère et compatiote Maître César Campinchi qui, aux Assisses, s’insurge contre la détention illégale par son contradicteur d’une importante pièce lui appartenant : « Cette pièce vous appartient, mon cher ami ! Alors, rendons à César… » Le public s’esclaffe et l’incident est clos.
Tel est Moro, avec ses boutades, ses impertinences, ses sarcasmes et les trouvailles de ses réparties dont le bâtonnier Thorp dira qu’il « en avait fait… quelque chose de tellement inimitable que ceux qui n’ont pu en juger par eux-mêmes sont assurés de les ignorer toujours !… » Tel est celui qui, associant merveilleusement le génie dramatique à l’ardeur spirituelle enrichira, par la perfection de son verbe et la jeunesse éternelle de sa pensée, l’éloquence judiciaire d’un superbe et immortel fleuron.
Dans son ouvrage « la Parole Moderne » André Toulemon estime que « celui qui sait parler peut, à tout instant, pour soutenir des idées ou des sentiments qui lui sont chers, déployer une certaine ardeur, une certaine séduction de parole dans une Conférence, une allocution, une présentation, un exposé, un propos de salon ou même dans une causerie d’après-dîner… »
Est-ce à dire que, dès lors qu’il possède cette éloquence d’apparat, un avocat de talent est assuré d’avoir en même temps cette éloquence politique nécessaire pour haranguer les foules ou débattre au Parlement ? Rien n’est moins sûr ! Evoquons, à cet égard, la première – et dernière – intervention de Fernand Labori, le génial défenseur de Dreyfus au procès de Rennes, à la tribune de l’Assemblée Nationale après son élection à la députation : « Mes chers collègues », commence-t-il, « puisque Monsieur le Président a bien voulu me faire le grand honneur de me donner la parole… » Sur quoi, le Président de séance, sans doute hostile aux redondances, de l’interrompre : « Mais, mon cher collègue, je vous ai donné la parole parce que vous me l’avez demandée !… » C’est fini. Devant un hémicycle suspendu à ses lèvres, le grand Labori, le talentueux avocat d’Assises bat en retraite, après quelques mots éperdus lancés au hasard de l’auditoire? Sa carrière politique est irrémédiablement terminée…
Moro n’éprouvera jamais pareille mésaventure ! Il est cet orateur qui, à la barre, comme à la tribune, redoute d’autant moins la trahison de l’improvisation, cette « grande infidèle », les embûches de l’interruption ou les obstacles de la contradiction qu’il n’a pas la tripe bien émotive et sait se faire une arme du trait inattendu qui a voulu l’atteindre. Bien mieux, la difficulté, prévisible ou fortuite, féconde son redoutable talent. « Si, dans le cours de ces débats », demandera-t-il aux jurés de Versailles, « l’obstination de la défense a pu vous sembler excessive, réservez-en le reproche pour moi, vieil avocat, blanchi dans l’emploi, d’une charité parfois orgueilleuse, qui n’aime jamais tant mon noble métier que quand je sens autour de moi l’obstacle se multiplier et grandir jusqu’à l’apparence de l’impossible… »
Son éloquence tribunitienne sera donc à toute épreuve… Quel atout merveilleux pour l’homme politique qui sommeillait en lui ! Déjà dans ce Paris fiévreux de 1898, dans l’exaltation de ses vingt ans, son don de la parole dispense ses idées de mendier l’expression ; c’est l’époque où l’on est pour ou contre, passionnément : Daudet et Maurras pour le Roi, les jeunesses plébiscitaires pour l’Empereur, les républicains pour l’Ecole Laïque, la liberté de la presse et le droit de grève, les anarchistes contre tout, le Tout-Paris pour la Pologne et la belle Otéro ! Mais c’est aussi l’époque où, malgré son enthousiasme historique pour la gloire napoléonienne et un attendrissement sentimental pour le martyr de Sainte Hélène, il épouvante déjà les vieux bonapartistes par la hardiesse de ses idées socialistes.
Et pourtant, il combattra Jaurès… sur son terrain : celui de l’éloquence ! Il triomphera même de lui, ce jour où, dans une réunion publique de banlieue, il tirera de son imagination débordante, cette phrase sibylline pais pleine de résonance : « La virilité des coeurs et la générosité des sentiments sont primesautières à l’égard de la moralité opprimée !… »
C’est que, par un sortilège inexplicable, il parvient à charmer l’auditoire, à séduire partisans et adversaires, à les entraîner dans un tourbillon de verve spirituelle qui les transporte, dira Toulemon « dans ces régions sereines des belles idées et des beaux sentiments, sur ces sommets où les esprits et les âmes s’apaisent et se rencontrent ». Et cet auteur d’ajouter : « comme le grand souffle du ciel qui passe sur la forêt et qui se nourrit, s’enfle et se gonfle du bruissement des arbres qu’il agite, la parole de Moro faisait vibrer l’auditoire qui l’écoutait : la foule, debout devant lui, muette d’admiration croyait écouter et c’était elle qui parlait… »
Converti aux idées jacobines et dominant désormais le Forum, écoutez-le clamer devant un auditoire ivre-mort d’éloquence :
« Défends-toi Jacques Bonhomme !… Tu es la croix constante ; quand un crime est commis en un point quelconque du monde, c’est ta sincérité, ton honneur qui sont menacés ; lève-toi, quelle que soit la victime ; lève-toi et pousse un cri d’alarme… lève-toi et crie justice, sous le ciel flamboyant, la justice est sacrée et elle triomphe toujours !… »
Voyez-le s’émouvoir alors qu’à la tribune du Conseil général de la Corse il évoque son île bien-aimée :
« Ce pays m’a comblé. Je l’ai toujours aimé d’une âme profonde, lorsque exilé dans la grande ville, parmi les agitations et parfois les misères d’une jeunesse souvent difficile, mon souvenir attendri aimait à réaliser les lignes magnifiques et tourmentées des rivages ensoleillés aperçus dans l’émotion des retours…. »
Enfin, Président du Comité des Meilleurs ouvriers de France, entendez-le lancer à l’unisson :
« Chante ta chanson, travail national, chante ta chanson, vannier, potier, vieil artisan… Chantons ensemble la chanson fraternelle et joyeuse du travail qui crée et garantit la gloire des collectivités immortelles ! »
Ainsi parlait Moro, ce grand écho sonore qu’évoquent les poètes, ce diptyque vivant qui, par la faveur insigne de Calliope, sut si harmonieusement allier l’éloquence judiciaire à l’éloquence politique; ce Gustave Moreau d’une phrase, à propos de laquelle on a justement pu dire : « prenez-la toute vivante et frémissante, telle qu’elle vient de jaillir de la voix et du geste et transcrivez-la dans une anthologie, la fleur ne séchera pas entre les pages, mais conservera sa couleur et son parfum ». Ainsi discourait ce Titan de la verve, ce Monstre de la rhétorique, ce Minotaure de la répartie, cet Artiste de l’expression, en un mot ce Géant de l’art oratoire qui, aimant à rappeler : « avant de plaider, je me reporte toujours à quelque grand poème de Victor Hugo, j’y puise la cadence, le verbe, l’image et je m’installe comme cela dans le sujet », aurait, à l’instar de son génial inspirateur, justifié à ses funérailles ce mot resté célèbre de Leconte de Lisle : « sa mort désencombre l’horizon »… !
Faisant l’éloge de la profession d’avocat, le Chancelier d’Aguesseau estimait que « le plus précieux et le plus rare de tous les biens est l’amour de son état ! » Nul, mieux que Vincent de Moro-Giafferi qui lui sacrifia sa vie, n’a aimé profondément son exaltant métier, dans l’exercice duquel il n’a cessé de déployer ses qualités exquises qui en font toute la noblesse : loyauté dévouement, indépendance.
Qualités que l’on cultive encore, quoiqu’on dise, au sein de nos barreaux insulaires, ensemble avec une belle et ancestrale éloquence qui entend s’attribuer le privilège de convaincre dans la seule mesure où, sous la plus belle lumière du monde et au-dessus du va-et-vient orageux des choses humaines, elle tend à la proclamation de la Vérité, de la Charité , de la Justice.
Henri ROSSI
Mars 1986