LES ORIGINES HISTORIQUES DE LA NOUVELLE DE PROSPER MERIMEE: COLOMBA

Jean STEFANI
Décembre 1994

 

Cinq ou six personnes ont évoqué cette question avec plus ou moins de bonheur. Mais, à mon avis, c’est mon camarade de promotion X. Versini, ancien Président de la cour d’Assises de Paris, qui en a donné la relation la plus complète et la plus précise en puisant dans les archives nationales, les archives départementales de la Corse et celles de la Cour d’Appel de Bastia quand il était en fonction dans cette ville, dans les années 1950.

C’est à Fozzano, non loin de Propriano et à quelques kilomètres d’Arbellara, que se situe l’essentiel des événements, dans ce village aux façades austères, alors entouré de vignes et d’oliviers.

Déjà, à l’époque de la Révolution Française, une inimitié profonde sépare, depuis un temps immémorial, plus que centenaire, deux clans, deux groupes opposés de familles Fozzano : « u partitu supranu » dirigé par les Paoli et les Durazzo, et « u partitu suttanu » ayant pour chefs de file des Carabelli, les Bernardini et les Bartoli.

Les voyageurs étrangers à cet état d’inimitié étaient tous impressionnés par l’aspect guerrier du village où seuls s’affairaient, le fusil sur l’épaule, les paysans étrangers à la vendetta, les autres se terrant dans leurs maisons aux fenêtres bouchées par des briques ou des pierres.

On savait, dans la région, au début du XIX siècle, que l’animatrice du parti « supranu » et l’âme de la guerre privée était une femme, Colomba Bartoli qui, en 1830, au plus fort de cette période de violences, avait une soixantaine d’années.

Depuis longtemps, les autorités avaient essayé de mettre fin aux incidents survenus entre les deux clans.

Le 12 nivose an X (fin 1802), le Préfet du Liamone, M. Galeazzini, avait apparemment réconcilié les adversaires et apposé sa signature au pied d’un traité qui devait établir dans la commune une paix durable.

Mais, deux ans plus tard, le Général Morand, gouverneur militaire de la Corse était obligé d’intervenir : le 3 thermidor an XII, il se rend à Fozzano, fait comparaître les membres les plus influents des familles en inimitié et leur fait prêter le serment suivant : « nous jurons, sur l’honneur, de n’exercer aucune vendetta contre nos ennemis, et, dans le cas où nous éprouverions quelque insulte de leur part, de nous plaindre au Général commandant en chef pour en obtenir justice ».

Morand ne se contente pas de cet engagement ; il prend un arrêté pour impressionner les plus excités : « si un délit troublant la tranquillité publique vient à être commis à Fozzano, deux cents hommes de troupe y seraient immédiatement envoyés et entretenus aux frais des habitants, jusqu’à l’arrestation des prévenus ; ceux-ci, et à défaut quatre de leurs plus proches parents, seraient aussitôt déférés à une commission militaire. Au cas de condamnation, ils seraient exécutés deux heures après, sur les lieux mêmes, et leurs maisons brûlées.

Morand est rappelé par l’Empereur en 1811 (après dix ans de séjour en Corse). Les désordres reprennent, nombreux et incessants. Il serait fastidieux de les relever tous. C’est une « ronde sans fin » écrit X. Versini.

Périodiquement, le Parquet de Sartene pratique des « descentes » dans le village, où l’on finit par accepter tout cela comme un mal nécessaire.

Le 6 juin 1830, nouvelle et très grave explosion de violence meurtrière. Vers 6 heures du soir, après les vêpres, un incident oppose, sur la place de l’Eglise, Pierre Paul Paoli et Paul Paoli. Ce dernier, venait-il, comme on le dit, de quitter le parti « supranu » pour passer à l’ennemi, et son cousin lui en fit-il le reproche ? Cela est fort possible, alors surtout que les Paoli ont été souvent divisés… Ce qui est certain, c’est que ce 6 juin 1830, il y a beaucoup de monde et beaucoup de participants : stylets et pistolets entrent en action. Quand le calme, provisoire, est rétabli on emporte deux morts : Paul Paoli et son cousin Jean-Baptiste Bernardini, et trois blessés graves : Pierre-Paul Paoli qui mourra deux semaines plus tard, son fils Jean-Claude Paoli, et son cousin Antoine-François Paoli.

Cette tuerie accrut les haines et la fréquence des attentats non seulement à Fozzano et dans les environs, mais également en d’autres lieux.

Le 24 octobre 1830, sur la route d’Arbellara, un mort et un blessé appartenant toujours aux deux factions rivales.

Le 11 décembre 1832 à Sartène, un membre du parti suttanu (Carabelli-Bartoli-Bernardini) tire des coups de fusil sur trois de ses aversaires, ce qui fait courir aux armes les gens de Saint-Anne et ceux de Borgu qui pensent un instant que leur guerre privée rebondit… L’émeute est évitée de justesse.

Le 18 mai 1831 à Bastia, Michel-Ange Paoli est acquitté de l’accusation de meurtre portée contre lui dans l’affaire du 6 juin 1830. Il est assailli ainsi que son frère et son neveu par trois adversaires armés de pistolets et d’armes blanches ; il est gravement atteint de coups de stylet.

Mais, il y a encore plus effarant. Le 29 décembre 1833, les Carabelli sont informés que leurs ennemis, les Durazzo, vont aller visiter, le lendemain, une de leurs propriétés dans la vallée de Baraci. Dans la nuit, ils tiennent longuement conseil avec les Bartoli et les Bernardini et, vers minuit, cinq hommes de leur clan quittent furtivement le village et prennent la route de la plaine. Les Carabelli possédaient, sur la route de Propriano, un enclos appelé Tunichella dont le mur en pierres sèches borde la voie publique. Ils s’y arrêtent et pratiquent des meurtrières dans le mur pour être en mesure de tenir sous leur feu toute personne passant sur le chemin. Les cinq hommes sont : François Bartoli (fils de Colomba), Michel et Pierre-Paul Bernardini, Joseph et François Paoli ; ils attendent la suite des événements en mâchant des feuilles de tabac (que l’on retrouvera ramollies dans les interstices du mur).

La nuit passe, et les Durazzo ne paraissent pas. Vers huit heures du matin, les cinq hommes du clan Carabelli abandonnent leur position et sortent de l’enclos pour rentrer chez eux. A peine ont-ils parcouru quelques mètres qu’ils entendent des voix dans le chemin. Leurs ennemis arrivent, au nombre de six, accompagnés de plusieurs ouvriers lucquois.

Il y avait là : Michel Durazzo, ses trois fils, Jean-Baptiste, Ignace et Jean-Paul Durazzo, et ses deux neveux, Jean-Baptiste et François-Marie Durazzo. Les « Carabelli » n’ont pas le temps de regagner leurs postes d’affût mais cependant se tapissent derrière le mur, et quand le groupe des arrivants est à leur portée, ils ouvrent le feu. Jean-Baptiste et Ignace Durazzo, atteints par le travers, sont tués sur le coup, tandis que leur père touché à la cuisse perd connaissance sans pouvoir utiliser son fusil, dont une balle vient briser la crosse.

Les Carabelli, sachant que la riposte serait immédiate, avant de pouvoir recharger les armes, prennent la fuite. Ils sont poursuivis par les neveux, Jean-Baptiste et François-Marie Durazzo qui, à cent cinquante pas du lieu de la rencontre, réussissent à abattre Michel Bernardini et François Bartoli, le fils de Colomba.

La fusillade a été entendue du village, de sa fenêtre, Colomba Bartoli, qui ignore encore la mort de son fils, voit descendre en courant vers Tunichella un homme de la famille Durazzo. « Courez vite », lui lance-t-elle au passage, « il y a là-bas de la viande fraîche pour vous ». « Nous en avons autant pour votre service », lui rétorque le Durazzo. Charmant dialogue ! Et pourtant triste réalité.

On ne sait toujours pas comment les gendarmes de la brigade territoriale et quelques villageois courageux réussirent à contenir l’hystérie des deux clans rivaux ce 30 décembre 1833. Le souvenir de ce jour funeste et la vision douloureuse de ce fils qu’elle avait envoyé à la mort ne cessa d’habiter Colomba Bartoli jusqu’à sa mort.

La paix entre les deux parties ennemis fut signée le 13 décembre 1834 à Sartène, mais certainement au corps défendant de Colomba bartoli. En effet, un paragraphe du traité de paix, que l’on ne trouve dans aucun traité de même nature, est tout à fait significatif. Je lis ce pacte : « pour donner une preuve de la sincérité des voeux qu’elles font pour assurer à jamais la paix, les parties déclarent qu’il ne faut pas considérer comme un attentat aux présentes conventions, un geste, un mot, un fait inconsidéré ; qu’il faut alors en référer à M. le Lieutenant général, et chacun des habitants de Fozzano s’impose l’obligation d’exécuter les mesures que M. le Lieutenant général croira devoir adopter pour le maintien de la tranquillité ».

Et on ajoute : « …si M. le Lieutenant général prévoyait que la présence ou le retour de quelque individu peut être cause de trouble, il pourra lui prescrire de s’éloigner dans les lieux et pour le temps qu’il jugera convenable… »

Cette disposition visait à n’en pas douter Colomba Bartoli qui, malgré le triaté ne désarma jamais. Par ses plaintes continuelles, par ses excitations renouvelées à la vengeance, par son comportement général, elle fut des années durant une menace incontestable pour la paix publique.

On dit que les habitants de Fozzano furent en définitive très heureux de la voir s’établir à Olmeto, avec sa fille.

Jean STEFANI

Décembre 1994

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