ESSAI de Me Charles Albert CICCOLINI sur la GHJUSTIZIA PAOLINA
- Par jeanpierrepoli
- 29 mars, 2014
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GHJUSTIZIA PAOLINA
« une demi-preuve suffit,
un peu de sang versé en épargne beaucoup …. »
Pascal Paoli
J’ai toujours été étonné par la réflexion que se faisait mon père lorsque nos conversations s’intéressaient à Pasquale Paoli. Généralement, ces discussions ne débouchaient sur rien de bien concret, car dès l’évocation du Père de la Patrie, mon père de sang voyait invariablement en lui celui qui avait incendié plusieurs maisons dans le village de Palneca, dans le Haut Taravo, pour la seule raison que ses troupes armées jusqu’aux dents voulaient mettre la main sur l’auteur d’une vendetta, un Santoni ou un Bartoli au choix. Cette folle répression lui était proprement insupportable. Comment s’attaquer à des biens immobiliers qui constituent le refuge ou le berceau d’une famille, comment réduire en poussière des biens habités et imprégnés de toute un histoire, bonne ou moins bonne, dans le seul but d’arrêter ou de punir un homme qui n’avait fait somme toute que remplir l’un de ses premiers devoirs en vengeant le sang d’un des siens qui avait été versé ?
Il fallait bien un jour ou l’autre que j’aie avec lui une conversation pour démêler le vrai du faux ….. Et cette conversation, est-ce croyable, je l’ai eue, il y a seulement quelques jours.
– Ah, s’écria t’il avant même de me saluer, je n’ai pas traversé pendant vingt jours et vingt nuits le royaume des ombres au point de m’y rompre les os, pour rejoindre mon fils et m’entendre parler de l’incendiaire du village de Palneca
– J’en suis obligé lui répondis-je penaud. Les hautes autorités de l’Accademia Corsa m’ont intimé l’ordre de plancher en quelques mots sur le sujet de la Ghjustizia Paolina. Et n’oublie pas non plus que, si j’ai l’honneur d’être membre de cette noble assemblée, tu y es pour beaucoup car tu m’y as fait entrer, certes pour mon plaisir, mais aussi à grands coups de pied dans le derrière.
– Bien ! Alors entrons immédiatement dans le vif du sujet me répondit-il. Abordons la question sans artifices et en toute objectivité. Pascal Paoli a peut-être été encensé par toute l’Europe lors de l’établissement de la Constitution du Royaume de Corse le 18 novembre 1755, de Joseph II de Prusse, à Catherine II de Russie en passant par George III futur roi Angleterre. Je sais aussi qu’il a été admiré par Rousseau qui, dans son contrat social, écrivait : « Il est encore en Europe un pays capable de législation; c’est l’île de Corse. La valeur et la constance avec laquelle ce brave peuple a su recouvrer et défendre sa liberté mériterait bien que quelque homme sage lui apprît à la conserver. J’ai quelque pressentiment qu’un jour cette petite île étonnera l’Europe ». Même Voltaire s’écriait « toute l’Europe est corse ». Les Jésuites disaient aussi de lui « cet homme fait honneur à l’humanité ». Même mon grand ami Jean Stefani que je salue au passage lui avait rendu un bel hommage en lui consacrant une étude lors d’une réunion de l’Accademia de décembre 1996 ….Tout ceci est fort bien, je dispose encore d’un peu d’oreille pour l’entendre, mais moi, je ne suis pas l’Europe. Pointé du doigt à l’occasion des pires injustices qu’il se permettait au nom de cette justice qui porte son nom, ton Général ne se défendait-il pas en avouant : « une demi-preuve suffit, un peu de sang versé en épargne beaucoup …. ». C’est proprement inimaginable, c’est une hérésie. Tu ne vas pas, toi mon fils que j’ai élevé dans un souci de vraie justice, cautionner de tels errements ?
– Tu ne peux pas résumer l’action de ce grand homme d’Etat en étant si réducteur, osai-je lui rétorquer. Il faut replacer ce genre de déclaration ou de confession dans le contexte de l’époque. En juillet 1755, quand Pascal Paoli est élu général, la Corse est en guerre contre la République de Gênes depuis plus de 20 ans. Et nous savons tous que la Corse voue à cette République une haine farouche, non seulement parce qu’elle a toujours écarté les Corses des postes de responsabilité dans l’île, mais encore parce qu’elle s’est montrée incapable de poser les fondements d’une justice équitable et d’en assurer une exécution juste et loyale. Des criminels – c’est un secret de Polichinelle – échappaient alors à toute sanction pénale pour la seule raison qu’ils réglaient une amende aux autorités génoises. Ce qui aboutissait à instaurer une véritable impunité au profit de celui qui avait la chance d’avoir le sou. Plus grave encore, cette impunité de fait poussait nécessairement les villageois à se faire justice eux-mêmes, donc à exercer leur vengeance privée, puisque l’autorité judiciaire était totalement défaillante. Le pape Innocent XI, après sa mission en Corse, ne décrétait-il pas que « l’absolution doit être refusée à ceux qui ne veulent pas renoncer à leurs haines et à leur inimitiés » ? Le marquis de Coursay n’écrivait-il pas en 1746 que « toutes les inimitiés en Corse sont nées, dès le principe, de l’impunité » ?
– Permets-moi mon fils de te couper net. La vengeance privée ou la loi du talion n’est pas une œuvre du XVIIIème siècle. Rappelle-toi que déjà Sénèque, à l’aube de notre ère, disait rougi sous les orties : « se venger en Corse est la 1ère loi des corses »
– Je conçois l’idée de me défendre et de protéger les miens très proches, dussé-je en perdre toute raison, lui avouai-je. Mais je ne conçois pas la règle obligeant plusieurs familles à s’entretuer ou à s’exterminer pendant des décennies et jusqu’au dernier des cousins les plus éloignés sous le seul prétexte que la vengeance est sacrée, au point d’ailleurs d’affirmer que celui qui cherchera à se dérober à son obligation de vengeance souffrira sa vie durant de l’opprobre de sa famille, du moins de ce qu’il en restera. On a même vu des villages tomber en complète léthargie parce que plus aucun de leurs habitants n’osait quitter sa maison de peur de se faire abattre comme un pigeon. Plus aucun mariage n’était célébré, plus aucun mort enterré de peur de suivre le triste sort de celui dont on honorait la mémoire. Se libérant du joug génois, il était indispensable que l’Etat corse légifère enfin pour faire cesser cette dramatique et insensée justice privée, source de troubles généralisés, et veille à ce que le juge applique enfin ces règles de droit sans passe-droit
– Je ne suis pas encore complètement idiot, réagit mon père. Qu’il ait fallu réfréner les habitudes et les mœurs d’une vendetta sauvage élargie à toute une famille au vingtième degré de parenté, soit. Mais que ton général ait pu pondre des lois plus violentes et plus traumatisantes encore que les souffrances parfois méritées infligées au titre d’une vendetta, cela m’est difficilement supportable. On ne soigne pas le mal par davantage de mal. Je te rappelle ou je t’apprends que, lors de la Consulte de Zicavo de 1739, il fut décidé de punir l’auteur d’un homicide de décapitation non sans l’avoir au préalable soumis au supplice de la fourche …. Sais-tu mon fils ce qu’était le supplice de la fourche, cet abominable instrument de torture médiéval ? … Sache aussi, poursuivit mon père, que la même peine était infligée à celui qui rompait la trêve ou le traité de paix signé entre deux familles. Et comble d’une terreur sans limite ni vergogne, en cas de vendetta transversale, la peine infligée était la mort sous les tourments, et l’exposition de parties du corps sur les lieux du crime et dans les régions voisines. « … de parties du corps », tu as bien entendu, ce qui laisse supposer que le corps était préalablement à son exposition aux grands vents, au vu et au su de tous, soigneusement découpé en morceaux plus ou moins gros ou plus ou moins épais selon le nombre attendu de visiteurs. C’est horrible ! Ces consultes effrayantes envisageaient même de procéder à la dévastation des propriétés ainsi qu’à la destruction et l’incendie des maisons. Et je te fais grâce du Rimbeccu, cette injure qui consistait à reprocher à quelqu’un de ne pas s’être vengé d’offenses subies par lui ou sa famille. Sais-tu que l’auteur de cette injure, s’il évitait la peine capitale, était marqué au fer rouge au visage quand le bourreau, selon son humeur du moment, ne lui coupait pas un morceau de langue ?
– D’abord, lui répondis-je, Pascal Paoli n’a pas été à l’origine de cette Consulte de Zicavo. Ensuite, afin de lutter contre la vendetta qui ruinait le pays, admets avec moi qu’il a cherché à poser en principe que le pardon de l’offense est noblesse et grandeur d’âme, et que la vengeance privée n’a plus à être considérée comme une affaire d’honneur. Et, dans le même temps, prenant le contre-pied de la justice qu’incarnait la République de Gênes, un véritable système judiciaire codifié a été mis en place. Suivant les textes portant instauration d’une magistrature suprême des 21 et 22 juillet 1755, a été ainsi créé le tribunal suprême avec compétence sur l’île entière comprenant 12 résidents et 36 conseillers nommés dans les provinces du royaume. Le principe d’une juridiction avec jurés – notre actuelle Cour d’assises – fut adopté. Des tribunaux de province y sont mentionnés avec possibilité d’appel pour les affaires importantes. Autre point qui me parait important. Il y est expressément indiqué que les juges d’instruction devront s’entourer de témoignages propres à découvrir la vérité, l’article 3 l’écrit en toutes lettres. Et l’article 4 ajoute que les jugements rendus sans citation et sans avoir entendu les parties intéressées sont nuls et non avenus. Toi, qui as toujours été attaché aux droits de la défense, coupable ou victime, reconnais qu’il y a là un progrès extraordinaire. On est à mille lieues des étranges et sulfureuses règles de procédure qu’appliquait l’Ancien Régime, de la fin du Moyen Age à la Révolution de 89, où les juges, titulaires de charges payantes et inamovibles, juges de père en fils et de fils en petit-fils, étaient rétribués par les plaideurs eux-mêmes. Pauvre justiciable démuni d’argent ! Comment ne pas s’indigner qu’une ordonnance règlementant pour la 1ère fois la procédure criminelle, en 1670, ait prévu une comparution de l’accusé devant une juridiction siégeant généralement à huit clos – pas vu pas pris, tu comprends … – et sans avocat ? Et, alors qu’à cette époque, les fonctions de justice, de règlementation et d’administration se cumulaient, l’article 4 de la Magistrature suprême du général Paoli n’hésitait pas à punir les magistrats coupables d’une violation des droits de la défense. Extraordinaire non ?
– ça me fait penser au scandale du procès d’Outreau, s’amusa mon père. Je l’ai écouté à la radio, la télé passe mal là où je suis. Il est certes facile d’écrire qu’un juge n’est pas libre de juger ce qu’il veut, comme il veut, quand il veut, où il veut, et qu’il pourrait éventuellement être puni par ses pairs. Mais, dans les faits, dans le secret de tel dossier, permets-moi de sourire un peu. Le jeune juge d’Outreau s’est attiré les foudres de la France entière, et pourtant l’ensemble de sa procédure et les différentes ordres d’incarcération qu’il a pu donner ont toujours été avalisés par ses supérieurs, c’est-à-dire par les magistrats de la Chambre d’accusation ou de l’instruction sans que ces magistrats-ci, selon ce que j’ai pu ou cru comprendre, n’aient été inquiétés de quelque manière que ce soit.
– Si tu le permets mon père, là on s’éloigne du sujet et j’en reviens à mes moutons. Nous sommes au XVIIIème siècle. Et il est posé comme principe le respect du contradictoire dans la conduite et l’issue d’un procès – ce sont aujourd’hui nos articles 14 du Code de procédure civile stipulant que « nulle partie ne peut être jugée sans avoir été entendue ou appelée » ou l’article préliminaire du Code de procédure pénale précisant que « la procédure pénale doit être équitable et contradictoire et préserver l’équilibre des droits des parties » – ; et le système judiciaire imaginé par le Général allait même au-delà de celui que nous connaissons aujourd’hui, puisqu’il affirmait le principe de la responsabilité personnelle du magistrat dans sa mission de juge. Que veux-tu de plus ? Ces garde-fous sont fondamentaux. Et, pour aller plus loin, si tu as encore quelques minutes à me consacrer, voici ce que dit l’article 10 sous la plume initiatique du Général et qui constitue le fondement même de sa volonté de faire cesser ces vendettas si généralisées et si étendues qu’elles en étaient insanes : « la vie d’un homme est souvent en danger par vil intérêt, suspicion ou caprice. Les conséquences en sont funestes à l’ordre et au bon renom de la nation, les champs et le commerce sont délaissés, l’éducation des enfants négligée, les familles détruites, la dépopulation et la désolation sont partout. Pour soigner une maladie, il faut en découvrir l’origine et y adapter le remède. Les homicides en Corse sont favorisés par une mentalité spéciale qui taxe de lâche celui qui ne se venge pas ; le point d’honneur est en jeu : la vendetta devient ainsi un mal nécessaire. Les crimes restent impunis par le gouvernement génois qui tient à ce que les Corses soient divisés. La vendetta n’est au fond qu’une justice personnelle, à défaut de celle de l’Etat. Mais le pardon des injures n’est pas lâcheté, c’est une grandeur d’âme. Celui qui pardonne, triomphe de la haine qui est la plus déréglée des passions et se montre ainsi un Homme réellement fort. La persuasion n’étant pas suffisante pour avoir raison d’un mal si profondément enraciné, nous avons jugé d’y suppléer par la loi ». Voilà mon père, tout est dit, tout est écrit dans ces quelques lignes …
– « Tout est dit dans ces quelques lignes ? » s’offusqua mon père. Mais pourquoi t’arrêtes-tu en si bon chemin ? Poursuis la lecture de ton article : « Tous ceux qui se rendront coupables d’homicides seront cloués au pilori du déshonneur et de l’infamie, jugés incapables d’obtenir un emploi public, ainsi que leurs enfants. Leurs biens seront confisqués ou détruits et la peine de mort sera prononcée contre eux, sauf le cas de légitime défense. Les coupables d’assassinat seront attachés à la queue d’un cheval, leur maison rasée et les arbres leur appartenant coupés. La même peine sera appliquée aux sicaires, à ceux qui attentent à la vie d’un chef ou qui exercent une vengeance transversale ». Que fais-tu donc du principe de l’individualisation des peines ? Malédiction ! Horreur, malheur !
– Mais tu raisonnes comme un homme du XXème ou XXIème siècle ! lui répondis-je, quelque peu agacé par tant de foi partisane. Au XVIIIème, les sanctions étaient autrement plus dures qu’aujourd’hui, les châtiments corporels étaient presque monnaie courante. Par ailleurs, il ne faut pas s’arrêter sur telle peine particulière. Je pourrais te citer des exemples d’incriminations qui aujourd’hui nous feraient sourire. Tiens, l’article 7 par exemple qui stipule que « celui qui chantera sous la fenêtre d’un citoyen des chansons déshonnêtes sera puni de 15 jours de prison » ; ou l’article 8 : « celui qui enlèvera une jeune fille ou veuve honnête sera pendu. Si l’enlèvement a eu lieu avec consentement de la jeune fille ou veuve honnête, à la suite de promesses captieuses, le coupable sera banni à perpétuité » ; ou encore l’article 9 : « celui qui recevra dans sa maison une jeune fille ou veuve honnête, âgée de moins de 25 ans, même avec l’intention de l’épouser sera puni de la peine stipulée à l’article 8, parce qu’il y a présomption qu’elle a été séduite » ; et le plus admirable, l’article 10 qui ne manque vraiment pas de piment : « celui qui violera une jeune fille ou veuve honnête sera tenu de l’épouser. Le mariage ne se fera qu’avec preuve à l’appui de l’outrage : grossesse, écrit ou témoins dignes de foi ». Je pourrais multiplier ces exemples presque à l’infini, mais l’essentiel n’est pas là. Il est que, renonçant au lien qui unissait autrefois le roi et le juge, la Constitution de Paoli pose les prémices d’une indépendance du juge par rapport au pouvoir. A preuve l’article 11 de la Magistrature suprême : « chaque village élira deux paceri ( hommes de paix ) dont la mission sera de concilier les parties ; en cas d’insuccès, ils pourront ordonner l’arrestation s’il s’agit d’affaires criminelles. Leur jugement sera sans appel jusqu’à 8 lires. D’autres paceri seront élus parmi les meilleurs sujets des provinces avec les mêmes pouvoirs que ceux des villages. On se servira d’arbitres qui jugeront à l’amiable et on évitera ainsi les frais surtout entre parents. En cas de désaccord, les arbitres pourront en choisir un 3ème ». Magnifique exemple de justice arbitrale rendue au nom du peuple lui-même et non par quelque Estoup de passage !
– Et l’article 12 de ta même Magistrature dite suprême, répliqua mon père, tu l’oublies ? « Pour veiller sur les agissements de certains esprits inquiets toujours disposés à trahir leur patrie, il sera institué un tribunal d’Inquisition adjoint au tribunal suprême. Les membres de ce tribunal auront à charge de surveiller les suspects, et s’il y a lieu, on les citera à comparaître devant le tribunal suprême. Les faux témoins seront marqués d’un fer rougi, condamnés au fouet et à l’exil ». Il suffisait donc d’être simplement suspect pour être surveillé jour et nuit – heureusement qu’il n’y avait pas encore à l’époque d’écoutes téléphoniques – ; il suffisait donc d’être dénoncé pour devoir quitter les siens pour toujours, exilé on ne sait où, dans des pays où jamais il ne pleut
– Mon papounet, tu exagères, tu manques de la plus élémentaire objectivité. Il est vrai que la Giunta, chargée d’instruire les crimes, et composée de 3 membres et présidée par un conseiller d’Etat, n’y est pas allée, sans jeu de mot, de main morte. Il est vrai, poursuivant sans relâche les vendettas privées, qu’elle s’est montrée souvent expéditive et que moult injustices ont été commises en son nom. Mais cette Giunta était limitée dans le temps, et ses membres étaient sous le contrôle du tribunal du syndicat qui, composé de 4 magistrats, recueillait les réclamations des citoyens, notamment à l’encontre de la Giunta. Bref, une justice qui se voulait être séparée des autres pouvoirs et être la même pour tous et qui tendait à ramener – c’était là son office – la paix et la convivialité entre les corses
– Une justice d’exception, éructa mon père revigoré. Une justice sous l’unique autorité d’un conseiller d’Etat qui s’autorisait en réalité après un procès parfois bâclé, souvent tronqué, toujours à charge, à incendier des maisons et à envoyer le présumé coupable ad patres dans les heures ou minutes qui suivaient son indécent verdict. Quant à l’énigmatique autorité que pouvaient avoir ton tribunal du syndicat et les syndics qui le composaient, j’aimerais bien savoir s’ils ont laissé des traces tangibles des jugements ou recommandations qu’ils ont pu rendre à l’encontre de la Giunta et si, à l’égal des malheureux qu’il pourfendait sans état d’âme, ton conseiller d’Etat s’était souvent fait lui-même rougir le fessier.
– Ah ! Amusant comme réflexion ! Mon père fait dans l’humour ! Ce que voulait le Général, et tu le sais très bien, c’était instaurer une paix durable et définitive en Corse. Assurer la tranquillité publique dans un état de droit naissant, telle était sa quête du Graal. La justice, certes sévère, a redonné confiance aux corses qui ont tourné le dos à des décennies d’injustice criarde, car le Général a su poser et mettre en pratique le principe vertueux de l’égalité du citoyen devant la loi. Ne disait-il pas : « Dans un Etat de droit naissant, le citoyen doit obéir aux magistrats, et les magistrats aux lois ». Ce qui ne l’a pas empêché non plus d’user de son droit de grâce prévu dans sa constitution ou ses annexes. Le pardon, l’indulgence sont l’apanage du fort et du juste, « la miséricorde n’est pas fille du désordre ». Ce qui valut d’ailleurs, dès 1766, une Consulte générale qui tenta de s’opposer à la générosité jugée excessive de Pascal Paoli ou à son droit de pardonner la faute commise. Cette Consulte « ordonna et voulut que, dorénavant, à peine quelqu’un sera-t-il arrêté comme suspect d’un délit d’Etat, on instruise immédiatement son procès et on procède immédiatement et irrémissiblement à l’exécution de la sentence avec toute la rigueur prescrite par la loi ». Mais, fidèle à l’enseignement reçu de saint Thomas d’Aquin, le Général continua à user méthodiquement de son droit de grâce en réservant son pardon aux seuls cas où il n’en résulterait aucun préjudice pour la société.
– Encore une justice d’exception, déplora mon père. Encore et toujours une justice où le pouvoir de grâce, réduisant les effets d’un jugement à néant, donc s’opposant à la sanction du juge, est confié à l’intelligence ou au despotisme d’un seul homme fût-il éclairé. Si la justice est rendue au nom du peuple, la grâce doit être accordée de façon semblable.
– Impossible et matériellement inconcevable, répliquai-je doucettement courroucé. Le Général te répond lui-même : « Le pouvoir de faire grâce, accordé à tout le Suprême Gouvernement, apporterait un relâchement dans la rigueur des lois ; il n’en est pas ainsi quand il est accordé spécialement à un membre si celui-ci est obligé de justifier les motifs individuels qui rendent compte de l’équité de la suspension ». Tu en déduiras avec moi que le pardon est accordé par un seul homme certes, mais que ce pardon doit impérativement être motivé et tendre vers le bien commun puisqu’il doit être équitable.
– Donc, si je te comprends bien mon fils, tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes. L’incendie de Palneca était donc à tes yeux un feu de la Saint Jean, il était un feu purificateur …
– Ô mon père, je ne dis pas que la perfection était de ce monde et je reconnais bien volontiers que la justice paoline n’a pas été d’une justesse absolue et qu’elle a du plonger bien des familles dans de perfides et grands tourments. Mais, exception faite de la volonté sans limites du général d’éradiquer, hélas par la terreur, les conséquences d’une vendetta généralisée qu’avait entretenue ou favorisée une justice génoise incapable d’assoir et de maintenir l’autorité de la loi, les fondements d’une justice accessible par tous et applicable à tous ont été posés. Et je t’accorde aussi que, quel qu’ait été le souhait du général d’assurer la tranquillité publique, les vengeances privées ont continué après lui. Si la Monarchie française, après 1768, a favorisé l’établissement de traités de paix entre familles corses en conflit, elle n’a pas manqué non plus d’édicter que « tout meurtre commis par vengeance en suite de querelle de famille ou de haine transmise sera puni de la peine capitale, de la destruction de la maison du coupable, de la déclaration que la postérité sera incapable de remplir une fonction publique », avec introduction dit-on en terre de Corse des supplices de la roue, du bûcher, de l’écartèlement et de je ne sais quelle autre réjouissance corporelle. Ces châtiments horribles, ces peines inhumaines, ces sanctions étendues à plusieurs membres d’une famille, que tu reproches au seul Pascal Paoli, ont donc continué d’être infligés après son départ.
– J’ai souvenir en effet, admit enfin mon père, d’un traité de paix conclu le 22 thermidor an XII, courant 1804, entre deux familles de Ciamannacce et de Cozzano – peut-être y avait-il d’ailleurs quelque parent à toi dans cette noble et généreuse famille cozzanaise – qui « se sont promis de ne plus exercer quelque acte direct ou indirect de vengeance privée ou d’insultes », et d’« observer religieusement ledit traité puisqu’il intéresse la tranquillité publique et particulièrement celle de la commune ». Et ce traité eut ma foi la détestable particularité de prévoir qu’ « à la première nouvelle d’un délit commis, il sera réuni une force militaire de 200 hommes – pas un de plus, pas un de moins – qui se rendra dans ladite commune, que tous les habitants y seront gardés à vue jusqu’à l’arrivée et entière réunion des membres de la commission ( commission composée d’un chef de bataillon, 2 capitaines, et un lieutenant rapporteur ), que la maison de celui qui aura commis un assassinat sera sur le champ brûlée, que les prévenus des délits et à leur défaut, quatre de leurs plus proches parents et complices, seront jugés par la commission militaire sans désemparer et que les condamnés seront exécutés dans le délai de 2 heures » … Monstrueuse justice !
– Ah tu te rends alors bien compte, le coupai-je avec grand respect, que la justice de Morand n’était guère moins expéditive ni moins outrancière que celle de Pascal Paoli.
– Oui, finalement, tu n’as peut-être pas complètement tort, conclut mon père. Je remarque cependant qu’il n’est écrit nulle part dans nos manuels d’histoire que tes valeureux aïeux de Cozzano ni que leurs ténébreux adversaires de Ciamannacce aient vu leur maison être incendiée sous les feux d’une justice aveugle et scélérate. Je m’en retourne donc chez moi, et persiste à penser, ne t’en déplaise ô mon fils préféré, quelle que soit la vision étonnamment précoce de progrès institutionnel qu’incarnait ton Général, quelle que soit sa volonté inébranlable de pacifier la terre de Corse au besoin par un peu de sang versé pour une demi-preuve fournie, qu’il n’aurait jamais du réduire en cendres les plus belles maisons de Palneca …. Voilà qui devait être dit et qui est dit !
Charles Albert CICCOLINI
Mars 2014
Pour l’Accademia Corsa di Nizza