Conférence de Thierry PATTOU sur « Les pénitenciers agricoles en Corse » le 17 avril 2014
- Par jeanpierrepoli
- 22 avril, 2014
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Les pénitenciers agricoles en Corse
Les raisons qui ont prévalu à la création de pénitenciers agricoles en Corse par le gouvernement de Napoléon III sur des points opposés de la Corse, dans des contrées différentes par l’exposition et la nature du terrain tiennent en quelques lignes : « L’amélioration par le travail, des condamnés, l’assainissement du pays, la mise en valeur d’un sol mouvementé et inculte, tel est le but des établissements créés»
Il n’y a pas de présentation plus explicite. Ces quelques lignes extraites des « statistiques annuelles faites sur les prisons et autres établissements pénitentiaires » définissent la philosophie de ce temps où les pouvoirs publics voyaient dans le travail pénitentiaire des vertus pour le prisonnier et pour le territoire. Ainsi, pour le détenu, la doctrine de ces pénitenciers agricoles, de Corse et d’ailleurs, pourrait se résumer en ces termes : « En réformant la terre, l’homme apprend à se réformer lui-même ». Et pour le territoire, cette démarche se voit couplée d’une ambition d’aménagements d’utilité publique réalisée par la force de travail de ces hommes incarcérés.
Voilà pourquoi, après l’ouverture du pénitencier de COTI-CHIAVARI en 1855, en Corse du Sud, et celle en 1860 du pénitencier de CASTELLUCCIO sur le même territoire, le site de CASABIANDA est inauguré en 1862.
Le principal instigateur de l’instauration de pénitenciers agricoles en Corse est le préfet Constant THUILLIER. En poste à la tête du département de 1852 à 1856 il se donne pour mission la « suppression des bandits qui détruisaient les personnes, et la suppression des chèvres qui ravageaient les propriétés » Bien qu’il ne fût plus en fonction lorsque deux des trois pénitenciers fussent ouvert, il n’en demeure pas moins que sa démarche inspira l’inauguration de CASTELLUCCIO et CASABIANDA.
Le quotidien des trois pénitenciers est parfaitement décrit en 1884 par l’ancien chef de cabinet du Préfet de Corse, Charles BAILLY, à qui l’on confia une étude sur la question. Il y décrit avec détails les deux repas par jour et le costume réglementaire porté par les détenus ; les journées de travail commençant en été à 5h00 et à 6h30 en hiver ; les dimanches, les détenus assistant à deux offices religieux. Le respect de la discipline y fut aussi parfois difficile, notamment lorsqu’il fallut empêcher le troc ou la contrebande avec les habitants des villages voisins. Pour conclure son étude, Charles BAILLY reproduit les conclusions déjà faites par une commission parlementaire en 1872 :
« Les pénitenciers agricoles de Castelluccio, Chiavari et Casabianda ont été créés en Corse sous le régime impérial ; tandis que dans les maisons centrales, les condamnés restent constamment enfermés, soumis à une discipline rigoureuse, à la loi du silence, ils vivent au contraire en Corse, dans une espèce de liberté relative, employés tout le jour aux travaux agricoles de culture ou de défrichement. De grandes espérances avaient été fondées sur ces colonies; se sont-elles réalisées ? C’est ce qu’il est très important aussi d’examiner. Au point de vue matériel, les pénitenciers de la Corse ont obtenu de très beaux résultats ; des plantations de vignes, d’oliviers, d’amandiers ont bien réussi dans les montagnes de Castelluccio et de Chiavari et une grande ferme est installée dans les plaines de Casabianda. Mais la surveillance des condamnés est si difficile à faire, dans des conditions pareilles, qu’il a été presque impossible jusqu’ici d’apprécier les résultats moraux produits par ce genre de colonisation. Des fièvres paludéennes ont été cause, au début, d’une grande mortalité, parmi les détenus ; grâce aux précautions prises, l’état sanitaire est satisfaisant aujourd’hui.
Cependant l’administration ne peut transférer en Corse que des hommes d’une très forte constitution, et encore ceux-ci ne résistent-ils guère plus de trois ans aux pénibles travaux de défrichement […]
Les pénitenciers agricoles ont-ils été, jusqu’ici, pour le gouvernement une source de fortes dépenses ? Il semble qu’il y ait lieu de répondre affirmativement, car un détenu qui ne coûte guère dans une maison centrale que 0,65 centimes environ par jour, coûte en Corse peut-être 1fr.50. Mais il faut évidemment tenir compte, par compensation, de l’augmentation de la valeur du sol défriché et cultivé. »
Les trois pénitenciers ont eu un fonctionnement assez similaire. La discipline, l’éducation morale et religieuse y sont théoriquement soumises aux mêmes règles que dans les maisons centrales. Cependant, de l’avis même des personnels de l’administration pénitentiaire, « l’application de ces règles rencontre de sérieuses difficultés qui proviennent surtout de la dissémination des travailleurs sur de vastes étendues de terrain, et des mouvements des condamnés qui s’opèrent entre le siège principal de chaque pénitencier et ses annexes. »
Pour ce qui est de la population carcérale, étant donné la mission attribuée à ces établissements, les détenus, des hommes exclusivement, doivent pouvoir travailler à des postes demandant une activité physique intense et continue. A cela s’ajoute la caractéristique de pénitencier « agricole », qui sous entend l’aptitude des détenus à travailler aux champs, et demande donc de préférence, des détenus en provenance de milieux ruraux.
Parmi les autres préconisations liées à la qualité des détenus pouvant rentrer dans les effectifs de ces établissements pénitentiaires, il faut noter la nécessité qu’ils soient catholiques, « la Corse ne possédant ni pasteurs protestants, ni rabbins. » et qu’ils ne soient « ni d’origine étrangère, ni Corse, afin de prévenir pour les uns les difficultés d’expulsion du territoire français, après la libération, et pour les autres les facilités d’évasion »
Mais là encore, force est de constater que ce qui doit être n’est pas forcément ce qui est. J’en veux pour preuve cette circulaire du Ministère de l’Intérieur de l’époque adressée aux inspecteurs généraux :
Paris, le 10 juin 1865,
Monsieur l’Inspecteur Général, il résulte d’un rapport récemment adressé à mon administration par le préfet de la Corse que les condamnés désignés, l’année dernière, pour être envoyés aux pénitenciers de Chiavari et de Casabianda ne présentaient pas, pour un grand nombre d’entre eux, les conditions déterminées par la circulaire du 18 avril 1864.
La première condition est, vous le savez, que les détenus destinés pour la Corse soient propres aux travaux agricoles exercés dans les pénitenciers de ce département.
Or, sur 399 condamnés que les directeurs des différentes maisons centrales ont désignés, à cet effet, avec votre concours ou celui de vos collègues en tournée, 300 seulement pouvaient être utilement appliqués à l’agriculture. Les autres (c’est-à-dire on quart d’entre eux moins un) n’auraient pas du être dirigés sur la Corse. Les uns étaient dans un état de santé tellement grave, qu’il a fallu, dès leur arrivée, les placer à l’infirmerie qu’ils n’ont point quittée : parmi ceux-là même il y en a qui ont déjà succombé ; les autres avaient des habitudes depuis longtemps constatées de paresse et d’insubordination qui conseillaient de ne pas les envoyer dans des établissements où les évasions sont d’autant plus faciles que les travaux s’exécutent en plein air et sur des terrains accidentés.
Enfin, contrairement aux dispositions formelles de l’instruction précitée, dans quelques maisons centrales, on avait négligé de faire examiner par les médecins, et au moment de leur départ, les détenus que l’on avait choisis pour être transférés en Corse.
Je crois devoir, Monsieur l’Inspecteur Général, appeler d’urgence sur ces faits votre attention spéciale. Ce serait méconnaître la pensée qui a présidé à la formation des pénitenciers de la Corse et rendre stériles les sacrifices que leur entretien impose à l’Etat, que de les recruter parmi les condamnés dont, pour divers motifs, on chercherait à débarrasser les maisons centrales.
Je vous invite, en conséquence, à veiller à ce que les conditions spécifiées dans l’instruction du 18 avril 1864 soient fidèlement observées, cette année, dans les désignations qui vous seront faites et à les contrôler avec le plus grand soin. »
La sélection d’hommes en bonne condition physique est d’autant plus importante que le deuxième « fléau » de la Corse, après la criminalité, est à cette époque le paludisme, ou mal’aria (mauvais air). Une infection qui aura emporté des milliers de détenus et de personnels de l’administration pénitentiaire pendant les années où seront ouverts ces pénitenciers.
Parmi les solutions proposées pour lutter contre les effets dévastateurs des épidémies, l’administration a retenu la possibilité de faire établir, dans la montagne, des sites secondaires pour accueillir la population des pénitenciers pendant la saison des moustiques.
Chaque été des prisonniers, sous la garde de quelques gardiens, quittent Chiavari, près d’Ajaccio, et viennent s’établir dans la forêt pour y confectionner des sabots. C’est une manière de tirer partie des arbres et non sans doute d’offrir une villégiature aux détenus…
Mais à ces plaies sanitaires, et aux conditions de travail difficiles pour les détenus, semblent se rajouter des difficultés dans l’administration des pénitenciers, et dans la surveillance de ceux-ci. Ainsi en 1860, un Inspecteur Général de l’Agriculture décrivait-il les gardiens corses en ces termes :
« Un des défauts des gardiens corses, c’est d’avoir en aversion le travail manuel. Ils plaignent les détenus d’être obligés de travailler de leurs mains, comme font les Lucquois, objet de mépris et de dédain des Corses. Le gardien corse surveille mollement les détenus confiés à ses soins. Il ne prend aucun intérêt à leurs travaux et n’est pas capable de leur donner des conseils ou des leçons. Il en est même qui trouvent trop lourde la tâche de surveiller les travailleurs et qui, au lieu de faire leur service, vont dormir dans le maquis voisin, ayant la précaution de placer en vedette un détenu chargé de l’avertir dès l’arrivée du régisseur des cultures. Guidés par de tels surveillants, les détenus profitent immédiatement de ce mauvais exemple. Ils se reposent au lieu de travailler et n’accomplissent pas la tâche qui leur est imposée. Il faudrait envoyer dans les maisons centrales du continent les gardiens corses reconnus incapables pour la surveillance des travaux agricoles et les remplacer par des gardiens continentaux bien choisis ».
De lourds et coûteux investissements, un quotidien plus onéreux que la moyenne des autres établissements pénitentiaires français, de graves crises sanitaires, des résultats pénologiques insuffisants… Charles BAILLY résume sa propre conclusion en trois mots : les pénitenciers agricoles de Corses sont « Inefficaces, coûteux, dangereux. » Il n’en faudra pas plus pour que la Troisième République reconsidère cette création du Second Empire.
Coti Chiavari
Réputé pour être un lieu maudit et le témoin d’une sombre histoire, le pénitencier de Chiavari (avec son annexe estivale de Coti), dont il ne reste aujourd’hui qu’un seul bâtiment debout et de nombreuses ruines, fut l’un des trois grands pénitenciers agricoles pour adultes de Corse avec ceux de Casabianda et de Castelluccio (annexe de la Colonie correctionnelle de Saint-Antoine).
Situé à une trentaine de kilomètres au sud de la ville d’Ajaccio et offrant une magnifique vue sur la baie, l’histoire de Chiavari remonte à l’occupation génoise de la Corse à la fin du treizième siècle. En effet, la République de Gêne, s’emparant des terres inoccupées ou abandonnées, s’adjugea un vaste territoire dans la région de la Costa et y fonda une première colonie autour du village de Coti. Cependant, les troubles et les revendications territoriales eurent raison de chaque implantation jusqu’à ce que l’Etat français se rende propriétaire du domaine de Chiavari et en fasse l’acquisition le 12 janvier 1855 pour la somme de 300 000 francs. Il fut par ailleurs décidé que la situation géographique et la qualité des sols du domaine étaient favorables à l’établissement d’une colonie agricole.
Prenant à la fois le parti d’exproprier les habitants présents sur le domaine de plus de 2000 hectares et de rénover plutôt que de raser le seul bâtiment génois encore existant à Chiavari, les 50 premiers détenus du pénitencier purent arriver par bateau dès le 10 février 1855.
Il s’agissait principalement de détenus civils avec des peines variant de 3 à 10 ans ainsi que des détenus militaires et de marins condamnés à 15 ou 20 ans de fers. Commença alors une période de construction et d’installation au cours de laquelle la mortalité chez les détenus allait atteindre plus de 80 % .
Les détenus de la 1ère année durent construire en pierre taillée des pavillons d’administration, des bâtiments pour la détention, des logements et des bureaux pour les employés ou encore deux kiosques pour les latrines. Ils passèrent l’été dans des conditions déplorables de précarité, écrasés par la chaleur et en proie aux moustiques. A l’automne, la malaria décima les rangs des condamnés, tuant parfois jusqu’à 27 hommes en 3 jours comme se fut le cas entre le 30 octobre et le 2 novembre 1855. dès 1856, les employés et les détenus passèrent les étés à Coti car les conditions de vie à Chiavari avaient été reconnues trop malsaines et la fièvre paludéenne y régnait en maître de juillet à septembre.
Ainsi, alors que pendant les premières années, les objectifs s’attachaient à la construction de routes et au défrichage de terrains pour assurer une production de légumes susceptible de faire vivre le pénitencier, l’exploitation agricole des terres prit ensuite son envol avec par exemple plus de six cent hectares de pâturages, prairies naturelles et vergers et deux cent trente trois hectares de vignes et de bois. En 1862, l’inventaire de la ferme du pénitencier faisait aussi apparaitre seize bœufs, vingt-cinq mulets, neufs chevaux, dix-huit vaches, deux taureaux, neufs génisses, dix veaux et cinq cent moutons.
Ce travail intensif associé aux conditions climatiques et à l’insalubrité des lieux provoquait la mort de vingt à cent détenus par an et les évasions, en particulier pendant les premières années d’existence du pénitencier, furent nombreuses. En effet, les contacts avec la population pendant les déplacements et le travail dans le maquis fournissaient moyens et opportunités aux candidats à la cavale. Par exemple, juillet 1865 vit la réalisation de quatorze évasions et de mai à octobre 1855, on n’en compta pas moins de quatre-vingt. Des sanctions sévères furent alors mise en place pour ceux qui étaient rattrapés : six mois de détention en cellule obscure avec les fers aux pieds. Des conditions proprement insalubres pendant les mois d’été qui conduiront vingt et un détenus de ces cellules sur vingt-deux à l’infirmerie en 1857. Le procédé fut dissuasif, en tout cas jusqu’à l’arrivée de nouveaux détenus car c’était tout un système qui s’était mis en place comme le montre Dominique Boudon : « Certaines maisons étaient un lieu d’asile pour les évadés. On leur fournissait, pour fuir, du pain, du vin et des vêtements. D’autres encore, en accord avec les évadés, les hébergeaient quelque temps, puis les dénonçaient pour pouvoir se partager la prime de capture. »
Face à ces détenus tentés de retrouver leur liberté, on comptait en 1856 un total de vingt-trois gardiens pour sept cent soixante-dix-sept détenus soit un gardien pour trente-trois hommes. Ce sont principalement d’anciens engagés militaires sans profession que l’Inspecteur Général de l’Agriculture décrit en 1860 comme totalement incompétents.
La fermeture et la reconversion du pénitencier
Victime de son manque de rentabilité, le pénitencier de Chiavari ferme ses portes au 1er juillet de l’année 1906. En effet, il représentait un excédent de dépenses pour l’Etat de plus de dix millions de francs. En 1906, le domaine ainsi que les bâtiments furent donc remis à la direction générale des Eaux et Forêts pour être intégré au domaine forestier de l’Etat. Les quelques deux cents détenus encore présents sur le site furent transférés à Cayenne.
Depuis cette date et jusqu’à aujourd’hui, le domaine a été l’objet de projets dont peu malheureusement se sont réalisés laissant les bâtiments se dégrader et la nature reprendre inexorablement ses droits. Cependant, réquisitionné pendant la seconde guerre mondiale, il semble avoir été utilisé comme prison pour des soldats allemands.
Ainsi, outre des tentatives d’exploiter le potentiel agricole des terres qui furent toutes des échecs, il y eu un projet de création d’un hôpital psychiatrique en 1943 qui fut abandonné en raison de l’impossibilité d’une coexistence entre une telle structure et une zone agricole.
En 1969, la Société du Lotissement du Domaine de la Pinède racheta le domaine et fit raser la plus grande partie des bâtiments encore debout pour construire un complexe touristique. Celui-ci ne vit jamais le jour et le domaine resta inexploité jusqu’au milieu des années 2000. A cette date, et dans le cadre du Plan d’Aménagement et de Développement Durable de la Corse (PADDUC), un nouveau projet avec des ambitions culturelles vit le jour, il s’agissait de reconvertir l’ancien pénitencier en pole d’activité entièrement dédié à la culture, l’enseignement et l’artisanat par l’implantation d’ateliers artisanaux, d’un centre de formation et d’un musée tout en maintenant l’usage du lieu en temps que site de promenade.
Thierry PATTOU
Accademia corsa di Nizza