LES ORIGINES DU DIO VI SALVI REGINA

Paul ANTONINI
Décembre 1995

Le “ Dio vi salvi, Regina ” a longtemps occupé une place privilégiée parmi les mystères dont l’histoire de la Corse est encombrée.

Jusqu’à une époque très récente (aux environs de 1980) et grâce à la perspicacité de Pierre Antonetti, on soutenait çà et là, mais sans jamais en être certain, que le “ Dio vi salvi, Regina ” aurait été créé à Corscia (région du Niolu), à la chapelle Saint-Marc, le 25 avril 1720, par un berger niolin, Sauveur Costa, qui le présentait, non seulement comme un hymne corse, mais aussi comme un hymne guerrier.

Nous allons voir que le chant est bien antérieur à 1720 et qu’il n’était ni corse, ni guerrier et, par voie de conséquence, que la tradition n’a pas de fondement historique. Voyons maintenant le détail.

Le “ Dio vi salvi, Regina ” est la paraphrase italienne de l’hymne religieuse latine “ Salve Regina ”. Il faut donc commencer notre étude par celle-ci.

Faute de temps, je ne citerais pas ici le texte latin qui commence par le fameux “ Salve Regina, mater misericordiae, vita, dulcedo et spes nostra, salve ! ”. Néanmoins, si tout le monde s’accorde sur la beauté et la spiritualité de cet hymne marial, quelques points obscurs subsistent encore.

Rappelons d’abord que le “ Salve Regina ” est l’une des quatre antiennes (les trois autres étant “ Alma Mater Redemptoris ”, “ Ave Regina coelorum ” et “ Regina caeli ”). Comme ses trois autres sœurs, cet hymne se rattache au culte de la Vierge qui connut au XIII siècle un prodigieux développement. Sur le nom de son auteur, les spécialistes sont loin d’être d’accord. On a parlé de Saint Bernard, puis on a invoqué un moine allemand du XI siècle, Hermann Contract de Reichenau, mort en 1054. Bien que de nombreux historiens émettent encore le doute, on peut aujourd’hui tenir pour crédible la composition du “ Salve Regina ”, vers la fin du XI siècle, par Adhémar de Monteil, évêque du Puy dès 1080, qui mourut de la peste à Antioche, en 1098, alors qu’il était à la tête des Croisés sur décision du concile de Clermont, en 1095, et sur proposition du pape Urbain II.

Cet homme de guerre et d’église vouait un culte tout particulier à la Vierge, dont l’image flottait sur sa bannière. C’est l’une des raisons qui rendent très vraisemblable l’affirmation d’un contemporain selon laquelle Adhémar de Monteil serait l’auteur du “ Salve Regina ”, que l’on désignait alors comme “ l’antienne du Puy ”. Bien que ce témoignage soit mis en doute par certains historiens, on peut tenir pour très vraisemblable la composition du “ Salve Regina ” par le pieux et vaillant évêque du Puy, dans les dernières années du XI siècle.

Quel que soit son auteur, le “ Salve Regina ” connut une diffusion très rapide sous l’influence des grands Ordres Monastiques (Cluny, Citeaux, Dominicains, Franciscains). Selon certains, le page Grégoire IX (Ugolino Compte de Segni), dont les fameuses Décrétales forment une partie essentielle du droit canonique, enjoignit, dès 1239, de la réciter chaque vendredi, après les Complies et le pape Pie V l’introduisit, sous sa forme définitive, dans le Bréviaire de 1568. Mais on la chantait dès la première croisade, à la fin du XI siècle et elle était connue de toute famille chrétienne dès cette époque.

Telle est résumée à grands traits, l’histoire du “ Salve Regina ”, point de départ de toute étude sur le “ Dio vi salvi, Regina ” Si l’histoire du “ Salve Regina ” présente quelques zones d’incertitudes, celle du “ Dio vi salvi, Regina ” est parfaitement claire. Voici les faits dans leur irréfutable vérité historique.

Partons d’un épisode connu. Le “ Dio vi salvi, Regina ” est adopté comme hymne national corse, en janvier 1735, par une consulte tenue à Corte au cours de laquelle les chefs nationaux de l’île décidèrent la séparation de la Corse d’avec Gênes. Le nouveau “ Royaume de Corse ”, selon le préambule adopté alors, “ choisit pour sa protection l’Immaculée Conception de la Vierge Marie dont l’image sera empreinte sur ses armes et ses étendards : on en célébrera la fête dans tous les villages avec des salves de mousqueterie et de canons ”.

Tout cela est clair et incontestable, mais les difficultés apparaissent lorsqu’on veut éclaircir les antécédents de ce choix puisque, bien évidemment, le berger Costa n’est pas à l’origine du “ Dio vi salvi, Regina ”.

Voici donc comment les choses se sont passées.

Les historiens de l’Eglise napolitaire connaissent bien Saint Francesco de Geronimo, né près de Tarente en 1642 et ordonné prêtre en 1666 avant d’entrer dans l’ordre des Jésuites tout en complétant ses études de philosophie et de théologie. Dès cette époque, il acquiert une réputation de Sainteté et reçoit une importante mission d’apostolat dans la province de Naples.

Dès lors, il consacrera sa vie à l’apostolat urbain dans les quartiers les plus déshérités de cette ville. Son succès populaire est immense et il ira même jusqu’à convertir les femmes de mauvaise vie. Petit à petit, son influence débordera du cadre napolitain pour s’étendre aux Abruzzes, aux Pouilles et au Samnium. Quand il mourut en 1716n à 74 ans, ses vertus étaient si unaniment connues qu’il fut béatifié en 1806 par Pie VII et canonisé en 1839 par Grégoire XVI.

Outre sa foi et son amour pour les plus humbles, ce Saint était en outre doué pour la poésie et la musique sacrée. C’est ainsi qu’il composa plusieurs cantiques à la Vierge, mais son œuvre la plus connue est le “ Dio vi salvi, Regina ” qu’il composa à une date imprécise qui se situe toutefois entre 1676 et 1681 où le poème apparaît pour la première fois dans un ouvrage imprimé.

Comme beaucoup de prédicateurs, Francesco de Geronimo disposait d’une chorale qui interprétait ses œuvres sur les places et dans les rues. Les chants étaient alors repris en chœur par la foule et c’est dans cette atmosphère de ferveur et de dévotion à la Vierge Marie que retenti pour la première fois le “ Dio vi salvi, Regina ” qui ne tarda pas à devenir la prière quotidienne à la Vierge de toute la Congrégation des Jésuites.

Le succès de l’hymne fut immense, Francesco de Geronimo la chantait et la faisait chanter partout. Pour en faciliter la diffusion, il la fit imprimer à dix mille exemplaires distribués au peuple. L’hymne se répandit progressivement dans toute l’Italie, mais comme elle était imprimée sans nom d’auteur, on finit par oublier l’identité de celui-ci. Cela explique que la paternité de l’œuvre ait pu être attribuée par certains à Alphonse de Liguori.

Toutefois, après les travaux du père d’Aria, le doute n’est plus permis : Saint Francesco de Geronimo est bien l’auteur du “ Dio vi salvi, Regina ”.

Vous avez entre les mains le texte que l’on chante actuellement dans les églises. Nous verrons plus loin que quelques variantes séparent ce texte de celui d’origine et je dirai aussi que certaines de ces variantes ont une signification importante.

Un problème annexe n’est pas tout à fait résolu : celui de la musique. Est-elle de Saint Francesco de Geronimo ou de Saint Alphone de Liguori, dont on sait par ailleurs qu’il avait mis en musique un hymne “ Salve Regina ” dont le texte et la musique sont perdus ?

Le père d’Aria estime que Saint Francesco de Geronimo en est bien l’auteur. Mais sur le point précis de savoir si la mélodie que l’on chante actuellement est fidèle à la mélodie originale, il avoue qu’il ne peut l’affirmer absolument, mais qu’il en a la “ certitude morale ”.

Quoiqu’il en soit, c’est essentiellement le texte qui doit retenir toute notre attention et, pour cela, il nous faut comparer le texte italien du “ Dio vi salvi, Regina ” et le texte latin du “ Salve Regina ” qui a été pris pour point de départ de cette étude.

Disons brièvement qu’en écrivant son texte italien, Saint Francesco de Geronimo voulait le mettre à la portée de tous, je veux dire de tous les ignorants qui composaient son auditoire de miséreux, car le message latin du “ Salve Regina ” n’était à la portée d’aucun de ces malheureux. En quelques mots, disons que Saint Francesco de Geronimo, par l’usage de l’italien, voulait faire passer l’esprit avant la lettre du texte latin.

Pour bien comprendre la démarche de Saint Francesco de Geronimo auprès des humbles, il faut s’arrêter sur la dernière strophe italienne :

“ Voi dei nemici vostri

A noi date vittoria

E poi l’eterna gloria

In paradiso. ”

Le sens de cette dernière strophe italienne est évident. S’adressant à un public de pécheurs et surtout de pécheresses, et désirant ardemment les arracher à la misère spirituelle et physique, Saint Francesco de Geronimo devait nécessairement invoquer l’aide de la mère de Jésus, la Vierge Marie, symbole de toute pureté, ultime refuge, consolation et espérance suprême de tous ceux et toutes celles qui s’étaient égarés dans le péché de chair.

Or, ces ennemis de la Vierge (“ nemici vostri ”) sont, en même temps, les ennemis des malheureuses repenties, touchées par l’ardente prédication du Saint, et ils ne peuvent être vaincus que par l’intercession de la Vierge Marie, faute de laquelle la victoire sur le mal et l’impureté d’abord, puis, par voie de conséquence, “ l’éternelle gloire au Paradis ”, réservée au pécheurs sincèrement repentis et pardonnés, ne peuvent être qu’une vaine illusion et une espérance sans fondement.

Telle est, restituée dans sa vérité historique, la prière à la Vierge de Saint Francesco de Geronimo, que les corses insurgés transformèrent, dès 1735, en hymne national guerrier, par lequel ils plaçaient leur combat sous l’invocation de la mère de Jésus, dont ils venaient de faire leur protectrice, et sous l’image de laquelle ils se battaient. C’est pourquoi, ils apportèrent au texte italien une modification qui est pleine de sens : “ nemici vostri ” devient “ nemici nostri ” désignant ainsi clairement le sens du combat.

Une autre variante du texte corse n’a pas grande importance : “ tribolati ”, au lieu de “ disperati ”, dans la seconde strophe ; elle figurait peut-être dans les versions italiennes de l’époque ; tout au plus peut-elle signifier que les insurgés corses ne sont pas du tout “ disperati ”, mais, au contraire, pleins d’espérance dans l’aide et l’intercession de la Vierge, et qu’ils sont seulement – et temporairement – “ tribolati ”. L’essentiel, répétons-le, c’est le passage de “ nemici vostri ” à “ nemici nostri ”.

Cela étant, il convient maintenant de savoir comment cet hymne marial est passé en Corse : la réponse est simple, bien que multiple.

De nombreux patriotes corses bannis par Gênes se réfugièrement à Naples. Rappelons nous de 1739, lorsque Giacinto Paoli exilé par Maillevois emmène son fils Pascal qui fera les études militaire que l’on sait et sera enrôlé dans le régiment “ Corsica ” entièrement formé de compatriotes corses. Ces corses étaient nombreux à Naples et tous n’avaient pas embrassé une carrière militaire. Certains étaient marins, d’autres commerçants importateurs-exportateurs de denrées agricoles (vin, fromages, huile, amandes, etc¼), mais beaucoup étaient de petites gens vivant dans les taudis du port où les disciples de Saint Francesco de Geronimo et leurs héritiers répandaient la bonne parole ponctuée, dans la rue comme à l’église, du “ Dio vi salvi, Regina ”.

Autre raison. Saint Francesco de Geronimo étant Jésuite comme l’étaient la plupart des enseignants de Corse, ces derniers mirent un point d’honneur à “ véhiculer ” l’hymne à travers la Corse et à la chanter à toute occasion. Ajoutons enfin une autre raison, le “ Dio vi salvi, Regina ” figure dans le Sommario Della Dottrina Cristiana de Monseigneur Spinola, archevêque de Gênes, publié en 1704. Or, on sait que les cinq évêques de la Corse dépendaient de l’archevêché génois. Il est donc évident que le catéchisme de l’église de Corse ne pouvait être celui de l’église de Gênes. Il est alors facile de conclure que, dès 1704, l’hymne était chanté dans toutes les églises de Corse. Il est intéressant de noter que, dans un ouvrage du même genre que ce “ Sommario ” publié en 1681, le “ Dio vi salvi, Regina ” figure déjà dans une publication due au père Innoncenzo Innocenzi.

En conclusion, il n’y a donc aucune difficulté à admettre que la diffusion du “ Dio vi salvi, Regina ” a été rapide et large dans l’église de Corse au début du XVIII siècle et, peut-être, dès le siècle précédent.

Pour terminer, il faut se demander si l’on peut concilier cela avec la tradition orale soutenant que le berger Sauveur Costa serait l’auteur de cet hymne marial. On ne peut évidemment l’admettre compte tenu de ce qui vient d’être exposé.

Que Costa l’ait entonné pour la première fois le 25 avril 1730, c’est ce qui n’est pas absolument exclu, mais à une condition : donner à l’hymne marial du saint napolitain la signification politique et guerrière que les patriotes corses venaient de lui attribuer.

Ainsi seraient réconciliées la tradition et l’histoire. Ainsi aussi s’expliquerait mieux l’adoption du “Dio vi salvi, Regina”, cinq ans plus tard comme hymne national de la Corse insurgée.

Paul ANTONINI

1 commentaire

  • […] C’était la première fois que moi et ma harpe posions les pieds en Corse… j’ai été éblouie! Le paysage bien sûr, l’âme Corse aussi. Un petit compte rendu en image: ———————- VOIR LA VIDÉO ———————- Pour le public Corse, j’ai joué un bis très particulier: le Dio Vi Salvi Regina. Ce chant marial originaire d’Italie a été proclamé hymne Corse en 1735, la toute nouvelle nation Corse étant sous la protection de la Sainte Vierge. Ce chant symbolise pour les Corses la protection, leur attachement à la religion et aux chants, à leur culture, à leur patrimoine… C’est toute leur identité, chantée à pleine voix. Ce chant s’écoute (et se chante) debout, et je vous avoue que l’émotion pour moi était forte. Voici le lien vers une vidéo du bis en question: —————————————– VOIR le DIO VI SALVI REGINA —————————————— J’ai trouvé un article intéressant qui retrace l’historique de ce chant : http://accademiacorsa.org/?page_id=101 […]